samedi 16 septembre 2006

Vivement l'automne

Voici quelques jours que j'entretiens, involontairement, le deafening silence des blogs.
Il faut m'excuser, j'étais un peu occupée à vivre : me lever (toujours difficile), travailler (toujours intéressant), profiter de mes amis (toujours un plaisir), et manger (toujours tout court). Partout, j'accuse encore du retard : le réveil sonne parfois pendant plus d'une heure avant que je ne parvienne à ouvrir les yeux ; les 8 heures de travail quotidien me paraissent plus insuffisantes que jamais ; et je grimace en pensant que je n'ai même pas encore eu le temps de voir certain(e)s de mes plus proches.
De ma rue piétonne me parviennent les bruits les plus divers. J'aime tellement le bruit des villes que je ne peux pas envisager de me promener, comme beaucoup, avec des écouteurs dans les oreilles, fût-ce pour des trajets répétitifs. J'adore franchir ma porte, et être, instantanément, dans la rue. Ca paraît simple, mais ça m'a terriblement manqué à Washington, DC. Là-bas, les rues sont tellement démesurées qu'on se croirait au bord d'une autoroute, au seuil de son immeuble. Tout m'y était apparu gigantesque. Les distances, les portions alimentaires et les bâtiments ressemblaient à un immense rêve américain.
A Paris et à Beyrouth, il y a la "rue". A Abu Zabi et à DC, comme dans la plupart des villes nouvelles, la rue n'existe pas, et l'espace urbain n'est pas à échelle humaine. Il ne s'est pas construit lentement, à travers les siècles, pierre après pierre, demeure après demeure. Les rêves de milliers d'hommes, étalés sur des centaines d'années, ne sont pas inscrit dans les villes de verre ou de béton. Elles peuvent être très belles, écrasantes de grandeur, mais sous leur asphalte ne dorment pas des pavés historiques. Leurs habitants n'accaparent pas leurs rues pour manger, lire, ou, simplement, passer le temps. A Paris, comme à Beyrouth, la rue est bien plus qu'un moyen de relier deux points.
Depuis que j'ai posté les images de la maison d'en face, une angoisse sourde m'est revenue. L'année dernière, en apprenant qu'elle allait être démolie, je n'avais pas dormi pendant plusieurs jours. Puis j'avais tenté de "faire quelque chose". A vrai dire, n'importe quoi qui puisse soulager ma conscience, et me permettre de me dire que, au moins, "j'avais essayé". Je me suis rendue à la DGA (Direction Générale des Antiquités, qui dépend du Ministère de la Culture). J'ai ensuite été à l'APSAD (Association pour la Protection et la Sauvegarde des Anciennes Demeures). J'ai contacté et rencontré des architectes de renom. Partout, on n'a fait que sourire, l'air désolé, et on m'a gentiment rappelé les combats de l'après-guerre (d'avant), quand des quartiers entiers étaient démolis pour céder la place à des routes trop grandes ou à des parkings en plein air. J'ai eu l'impression de découvrir un très vieux débat. Un débat d'ailleurs tellement vieux que les journaux refusent désormais d'en parler. J'en ai discuté avec des amis à Beyrouth, à Paris, et à Bruxelles. Nous avons bâti des plans fous.
A l'emplacement de l'actuel appartement d'une amie, on m'a rappelé qu'il existait une vieille maison. Je ne m'en souvenais pas. Exactement comme je ne me souviens ni du Centre-Ville d'avant, ni de l'hôtel Normandy (d'où la décharge tire son nom), ni du Capitole, lieu de référence entendu et compris de toute la génération d'avant, mais que, moi, j'ai mis des années à comprendre : devant l'indignation que suscitait mon incapacité à localiser le Capitole (walaw!), je me suis longtemps sentie ignare ; j'ai désespérément fouillé le Centre-Ville à la recherche d'une coupole, d'un bâtiment imposant, d'une construction du siècle dernier dotée d'un dôme somptueux mais tombé en ruine, en bref, de n'importe quoi qui puisse mériter tout ce que le noble terme de Capitole évoquait en moi. Mais pas une fois, au cours de mes pérégrinations dans les rues neuves de ma ville, je n'aurais imaginé que mes parents et leurs amis se donnaient rendez-vous devant le cinéma Capitole, comme on se donne aujourd'hui rendez-vous place de l'Odéon à Paris, ou devant la librairie Al-Bourj à Beyrouth.
La guerre (d'avant), c'est aussi cette rupture des référents entre les générations.
Et savoir qu'en face de chez moi, sans guerre, un homme risque de détruire une partie de l'Histoire me rend malade. La maison date de 1902. Je n'arrive pas à imaginer des ouvriers la démolir en se moquant de mes états d'âme.
Sur ce blog, un commentaire m'a rappelé que je n'ai aucune photo de Chafica et de ses poules. Chafica, c’est une autre de ces nounous libanaises comme il n’y en a plus. Une femme pleine de dévouement, d’amour et d’autorité (sur les enfants), maîtresse de la cuisine et du jardin d'en face. De cette femme, qui pourrait être aussi vieille que la grande maison et qui boitait déjà il y a plusieurs années, je garde le souvenir d'une expression douce, et d'un immanquable "habbouba" (ie, petite chérie).
Avec la rentrée, à Abu Zabi, le week end a changé : jeudi-vendredi cède la place à vendredi-samedi. N'avoir que 3 jours sur 5 en commun avec le reste du monde représente un coût d'opportunité très important, m'expliquent mes amis. Qatar va bientôt suivre, et débat entre vendredi-samedi et samedi-dimanche. J'émets des doutes quant à la deuxième option. Mais aux dires des habitants du bout d'habit, dès qu'il s'agit d'argent, tout passe au deuxième plan, incluant sans doute Chafica et la grande maison d'en face.
Moi, je persiste à réfléchir à une alternative, et à vouloir négocier avec mon voisin absent. Au pire, je passerai pour un Don Quixote de plus.
Pourtant, je suis encore épuisée de ce long été 2006. Tous les jours, partout, de petits détails me rappellent qu'il n’est pas encore fini.
Demain, deux très bons amis se marient. Leur mariage était prévu de longue date, mais le marié habite à Beyrouth. Après des semaines d'indécision quant au maintien ou à l'annulation de la cérémonie, le 11 septembre 2006, le carton d'invitation était posté. C'est un carton pas compliqué, un carré beige de 15 x 15 cm, imprimé en noir et bordeaux, police type Vivaldi ou Lucida Calligraphy, taille 12, à l'exception des noms en taille 18. J'en appréciais la simplicité quand, tout en bas, et en plus petit, j'ai fait attention à cette mention :
"RSVP avant le 15 août 2006".
Le souvenir des sombres soirées de Gemmayzé m'est revenu en un instant. J'ai revu ces discussions quasi-quotidiennes entre potes, qui commençaient par "alors, ce mariage… ?" et qui finissaient invariablement par "je ne sais pas, on verra". A Beyrouth pourtant, les mariages étaient célébrés en quatrième vitesse, malgré tout, tant il était impensable aux amoureux d'être séparés par l'une de ces absurdes raisons qui, en période de guerre, peuvent se transformer en obstacles infranchissables. Il n'en demeure pas moins tout à fait surprenant, entre le bombardement d'une usine et d'un pont, d'apprendre le mariage d'un ami, d'un cousin ou du copain du voisin de table.
Cet été 2006 n’en finit décidément pas. Il n’en finit plus, malgré le retour des nuages et des premières gouttes parisiennes.
Hier, en marchant dans les rues de ma ville-lumière, les feuilles mortes commençaient à s’amonceler sur les bords du trottoir. Machinalement, je me suis mise à frôler les bâtiments pour entendre leur scritch-scratch sous mes pas. Puis j’ai réalisé que c’était bientôt l’automne, bientôt ce moment que j’avais tellement imaginé à travers dans les livres de mon enfance, mais que les rues de Beyrouth ne m’ont jamais donné : dans mon autre ville, on ne marche (de préférence) pas, et les (rares) arbres ne perdent jamais leurs feuilles au point de recouvrir le sol d’un crissant tapis brun-doré. A chaque automne, les feuilles qui se ramassent à la pelle font rejaillir tout le romantisme ringard de mon adolescence beyrouthine, où j’écoutais des chanteurs tellement dépassés qu’ils susciteraient le rire de mes amis français quelques années plus tard. D’Hervé Villard, Julio Iglésias et autres Barzotti, je garde encore la musique de Pierre Bachelet, et une vague nostalgie. Aujourd’hui, j’écoute plutôt Indochine, Noir Désir, et les Têtes Raides, dont j’aime à la fois le rythme et la réinvention de la poésie française. Mais à Beyrouth, depuis 20 ans, nous écoutons pratiquement les mêmes tubes des années 40 à 80, commençant par Douce France et finissant par Elle a fait un bébé toute seule. Là-bas, je fulmine, garde mes CD à portée de main et reproche aux radios locales leur médiocrité : je pense qu’on pourrait diffuser plus de musique en italien, en espagnol ou en hindi, en sus du français, de l’anglais et de l'arabe ; je réclame du Renaud, du Brel, et du Barbara ; et je me traite de pimbêche parisienne quand je métonne que la pub du Virgin mentionne la bande son du dernier Almodóvar. Mais je ne peux jamais m’empêcher d’éclater de rire quand j’entends la version française de I will survive, et je me demande si l’on remixe les chansons exprès, made for Lebanon, and only available in Lebanon !
Dans mon pays, les mélanges poussent à la créativité, comme le montrent les T-shirt à succès de [IN]Leb. Au cours de la révolution du Cèdre, mon côté hi-Tech m'avait poussée à acheter celui-ci : je l'avais fièrement exhibé dans les soirées beyrouthines.
Aujourd'hui, mon pays est à nouveau colonisé. Peut-être vivrons-nous mieux sous la domination franco-italo-hispano-turco-qatari-irlando-germano-indo-malaisiano-ghanéenne-et-il-s-en-rajoute-encore-tous-les-jours.
Je regrette cependant de n'avoir connu mon pays libre de toute domination étrangère que l’espace de 15 brefs mois.
Ce soir, je veux simplement dépasser tout ça, get on with my life, et tutti quanti. Toutes ces choses que savent faire certains peuples, comme les libanais ou comme les vietnamiens : refuser de se poser en perpétuelle victime, s’acharner à vouloir vivre envers et contre tout, sans oublier mais en oubliant de se plaindre.
Demain, à la mairie, mes amis se marient. Ils sont dans la même situation que moi, et se posent beaucoup de questions quant à leur avenir.
Je leur souhaite tout le meilleur.
Je leur souhaite l’automne, et avec lui, de nous retrouver dans notre autre pays.

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