vendredi 28 août 2020

Watan, Watan

-- Rédigé le 20 août 2020 --

Watan. Patrie. C’est ainsi que les libanais interpellent, dans un mélange de respect et d’affection, voire de prière, les soldats de l’armée libanaise. Ça faisait longtemps que je n’avais pas entendu une telle interpellation. Je passe la tête par la fenêtre.

L’armée distribue de grands cartons remplis de denrées alimentaires. Des pâtes, du riz, de la farine, du sucre, des lentilles, du pain, des conserves, et, bien entendu, du picon, ce "fromage des Alpes françaises" tel que la pub nous le vendait dans notre jeunesse, un fromage à tartiner consommé exclusivement au Liban bien qu'appartenant désormais aux Fromageries Bel, une sorte d'exception culturo-alimentaire échappant aux normes de la mondialisation.

Les cartons que j’ai vus comprenaient des paquets venant d’Egypte. D'autres du Liban. Certains paquets étaient  périmés, d’autres sophistiqués. Comme ce lait de coco et ces barres Kellog’s en provenance des Etats-Unis. Merci les amis.

Cette fois, l’armée se ballade dans de grandes voitures, parfois trop grandes pour les ruelles de mon quartier, et les soldats ne sont pas armés. Ça m'a semblé plus acceptable que la marche martiale et les matraques de la semaine précédente.

Le 13 août, au cours d'une séance extraordinaire qui n'a duré qu'une petite heure, le Parlement a entériné l’état d’urgence. Initialement prévu jusqu'au 18 août, il a été prolongé jusqu'au 18 septembre. On a tellement usé et abusé de l'état d'urgence dans la région que je m’en méfie bien plus que du Covid-19. Etat d'urgence en Syrie depuis 1963. Etat d'urgence en Egypte de 1981 à 2012, puis à nouveau à partir de 2017. Un état qui fait de l'exception une normalité et de l'Etat un tentaculaire outil de répression.

Forte de ces décennies d'histoire, j’avais bien préparé mon refus ferme, poli et réfléchi, au soldat qui allait sonner à ma porte et qui aurait insisté pour que je prenne ma portion, selon la coutume libanaise qui veut que les convives refusent d'abord une portion alimentaire de plus, pour finir par l'accepter face à l'insistance de leurs hôtes. 

« Jeune homme, allez défendre nos frontières. Ne laissez pas ce travail à d’autres. Ne laissez pas mon épargne partir en contrebande. Ne tirez pas sur les manifestants. Ni surtout sur les secouristes. Ce n’est pas vous qui avez tiré, mais tirez donc les oreilles de ceux qui l’ont fait. Et si l’on vous donnait l’ordre de tirer sur moi demain, vous le feriez sans hésiter, par crainte de perdre cette même boîte que vous venez me présenter, presque pour vous excuser de n'avoir pas fait votre travail. Alors non, jeune homme, non. Je ne veux pas que l'armée me nourrisse. Je veux qu'elle me protège. C'est tout. D'ailleurs, je ne veux qu'une seule chose de vous et de votre institution, comme de toute autre citoyen actif dans ce pays : faites donc votre travail et faites-le bien. C’est tout. »

Je l’avais vraiment bien préparée, cette tirade, bien ressassée dans ma tête, comme lorsqu'au début de ma carrière je m'entraînais à parler face au public hétéroclite des conférences professionnelles. Je l'avais préparée parce que cela faisait plusieurs jours que je ruminais ma colère, passée ma stupeur face à cette intervention. Evidemment qu’il y a des poches de pauvreté dans les quartiers bourgeois de Beyrouth. Evidemment qu’il n’y a pas de meilleure façon de les identifier que le porte-à-porte. Evidemment. Sauf que cela aurait dû être fait depuis longtemps. Des années que les dirigeants de tout bord auraient dû mettre en place un filet de protection sociale minimum. Mais non, rien. Ou si peu. Des années qu’il aurait fallu progressivement se construire une infrastructure résiliente pour la ville, un système d’alarme, un entraînement pour se préparer à une catastrophe qu’on sait inéluctable, un jour, dans une ville détruite plusieurs fois au cours de l’Histoire, sise sur une faille sismique. Mais non, rien. Des années que nous aurions dû investir les taxes sur le surplus faramineux du secteur bancaire dans la numérisation des services publics, ne plus aller jusqu’au fief de ses ancêtres pour demander un extrait d’état civil écrit à la main et valable uniquement trois mois, ne pas faire la queue de manière anarchique, toute une journée, pour faire les papiers de la "mécanique". Sauf lorsqu’on est une femme, bien entendu, ce qui donne droit à des égards ausi inattendus que sexistes. Mais non, rien. Des années qu’il aurait suffit au Ministère des Finances de mettre en place un système de gestion des files à la porte, pour éviter que les foules disparates qui s’y agrègent avant même l’heure d’ouverture ne se bousculent pour y entrer, jouant des coudes pour accéder à l'escalier en premier, lorsqu’elles ne jouent pas de leurs connaissances, pour passer d’un bureau à l’autre, d’un étage à l’autre, chercher un timbre, collecter un tampon, comme à l’école mais sans satisfaction, souvent pour devoir repartir faire une photocopie, pour chercher un papier qui, inévitablement, manque, pour revenir constater le Ministère fermé, souvent avant l’heure, parce que demain c’est congé, parce qu’hier quelqu'un a mal dormi, parce que la famille de quelqu'un le ou la réclame, alors que moi, personne ne devrait me réclamer. Parce qu’au final peu de gens, trop peu de gens, font leur travail. Même histoire au Ministère de l’Intérieur lorsque vient le moment de présenter les formalités annuelles d’une organisation non gouvernementale. Ce même Ministère de l’Intérieur qui donne ordre de tirer à balles réelles sur les manifestants. Ou au Ministère de la Santé, qui se soucie du bien-être de ses administrés et qui s’alarme de l’évolution du Covid-19 à coup de déclarations sollennelles, mais qui prend bien soin de notifier les hôpitaux de ne pas soigner les manifestants blessés par balles. Ce laisser-aller, qu'il ne faut pas confondre avec la douceur de vivre de chez nous, ce laisser-aller généralisé touche aussi bien les institutions publiques que les entreprises privées. Trop peu de journalistes qui informent au lieu de désinformer. Trop peu de services rendus dans les règles de l'art : les banques qui ne financent que trop peu l'économie, les assurances qui cherchent toujours à ne pas rembourser, les laborantins qui fournissent de faux tests négatifs, et puis ceux qui fournissent de faux tests positifs... en bref, tout ce qu'il faut pour que les habitants de ce Watan ne sachent jamais quoi croire, sinon ce qu'ils ont vécu. Et encore, ce qu'ils vivent, ce que nous vivons, est tellement incroyable... Pendant que Google célèbre Alexandre Dumas, je relis cette phrase d'Hannah Arendt, qui a circulé sur les réseaux sociaux la semaine dernière : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple vous pouvez faire ce qu’il vous plaît ».

Et qu’on ne me dise pas que la situation géopolitique n’a pas permis, en trente ans, de prendre un balai pour nettoyer devant sa porte. Aujourd'hui, plus que jamais, ce discours me révulse et me donne le même haut-le-coeur que la remémoration du 4 août 2020.

Juste faire son travail. Le faire sérieusement. Le faire jusqu’au bout. Le faire en toute âme et conscience. Si chacun s’en contentait, nous aurions une voie dessinée vers un meilleur avenir. Watan.

Watan est venu frapper à ma porte pendant que j’étais sous la douche.

mercredi 12 août 2020

Une semaine plus tard...

Une semaine déjà… Une semaine où le temps n'existe plus. 

Une semaine que je ne sais plus comment commencer les conversations téléphoniques. 

- Allô ? 

- Hi… 

(Silence)

- Allô ?

- Oui, hi… 

"Ça va" m'écorche les lèvres. Je cherche désespérément une alternative. Comment ça pourrait aller ? 

De ces derniers jours, je ne retiens qu’une seule impression. Celle du trop-plein. Et cette douce phrase compatissante qui m'arrive de loin, couchée sur le vert pâle d’une messagerie instantanée, et qui fait le bien d'une vérité enfin avouée : "C’est beaucoup. Et beaucoup trop".

Trop de bruit. Celui, double ou triple, de l’explosion, bien sûr. Une première double détonation, interprétée comme le mur du son. Puis la suivante, une déflagration. Différente de toutes celles que j’aie pu entendre jusqu’ici. Différente des bombes de mon enfance, même les 240, ces bombes dont j’ignorais encore la taille, mais dont je mesurais l’impact à travers la gravité que semblaient prendre, à toute évocation, chacun de leurs deux-cent-quarante millimètres dans le ton des adultes. Différente des bombes de 2006, qui avaient déjà un son bien plus sourd et bien plus terrible que celui de la guerre (d’avant). Y a-t-il eu une troisième déflagration ? Ou était-ce le souffle ? Je me répète la séquence en boucle. Je ne sais plus.

Mais le souffle. Invraisemblable. Du jamais vu. Sauf peut-être à la télé. Sauf qu’à la télé, Bruce Willis s’en sort toujours, et avec un sourire un peu moqueur. La lumière voyage plus vite que le son, selon un principe physique que les libanais connaissent intimement bien. Ai-je donc entraperçu les effets de ce souffle dantesque lors d’un bref regard jeté en arrière, les premiers instants ? Peut-être. A moins que je ne l’aie rêvé. Je ne sais plus. 

Le bruit, encore, longtemps. Le bruit du verre qui se brise en éclatant, d’abord. Le bruit du verre qui tombe, ensuite, en vrac, de très haut, de partout, pendant plusieurs jours. Le bruit du verre qu’on déblaye, enfin. Mais aussi le bruit du verre qui crisse sous les pas, sous les pneus, qu’il faut éviter, qui tapisse les rues de grêle, qui serait presque beau s'il n'était pas mortel. Ce verre qui s’est projeté d’un coup, comme des millions de lames, dans les corps, dans les meubles, sur les lits, sous les lits, et qui se cache encore aujourd’hui, insidieusement, malgré les nettoyages successifs, dans les recoins insoupçonnés de chaque maison. Le bruit du verre que l'on fracasse, volontairement, pour le dégager des cadres auxquels il s'accroche. Puis le bruit du verre, cristallin, quand on le vide dans les poubelles, puis à côté des poubelles, saturées, où, progressivement, les débris forment des monticules en plein air, dessinant un étonnant paysage urbain dans les rues, sur les trottoirs, dans les parkings, dans la gare de Beyrouth, une gare hors d’usage depuis bien longtemps mais dont les employés continuent de recevoir un salaire. Un verre qui tinte lorsqu'un chat s'y aventure, de nuit, par mégarde ou par curiosité, mais sans jamais se blesser. Puis le bruit des tracteurs qui viennent réorganiser puis vider les poubelles, plusieurs jours plus tard, trop tard, avec trop de bruit, en plein jour, en pleine nuit, en plusieurs fois. Le verre partout, donc. Sauf sur les fenêtres. 

Les bruit des sirènes. Sans arrêt, depuis une semaine. Les blessés de l’explosion, d’abord. Les survivants des décombres, ensuite. Les manifestants, enfin. A chaque sirène, un serrement de cœur.

Le bruit des balles, en caoutchouc, en plomb, bien réelles, que l’on tire depuis samedi. Que la police tire sur des manifestants en colère, sans prévenir, sur les secouristes, sans distinction. Que d'autres tirent en l'air, sans raison que je puisse comprendre. Certains y voient de funestes ressemblances avec le début de la guerre en Syrie. Je n'y crois pas. Le déséquilibre des forces est trop important. Je ne veux pas y croire.

Le bruit des klaxons, incessants. Comme à Noël, quand les Libanais reviennent de tous les coins du monde et que les rues ne contiennent plus leur joie. Mais pas tout à fait comme à Noël.

Le bruit des bottes des militaires qui battent les trottoirs, armés de lourdes mitraillettes et de matraques blanches. Que font-ils dans cette ville dévastée, dans mon quartier, dans ma rue, en plein soleil, en plein midi ? Pensent-ils me protéger ? Il est trop tard. Bien trop tard. Je leur en veux. Leur attirail, violent par nature, me fait mal. Je ne veux pas, je ne veux plus de violence. Je les regarde droit dans les yeux, sans ciller. La colère transpire sous mon masque. Ma douleur aussi. Ils détournent le regard, systématiquement, comme honteux d’être là. Je triomphe, en silence. Et c’est une petite victoire dans une semaine noyée de bruit, avec trop peu de sommeil, quelques heures volées ici et là, souvent entrecoupées, parfois en plein jour, rarement en pleine nuit. Un voile s’est installé dans mon cerveau. Un voile pour ne pas voir, pour ne pas sentir. Pour laisser le temps panser les blessures de la chair. Puis celles, bien plus profondes, de l’esprit. Le temps fait bien les choses.

Mon regard dérape encore sur des choses qui font mal, ici et là. Les briques des vieilles maisons, d’abord en miettes, puis en poudre rouge orangé, par terre. La charpente en bois qui soutient ces tuiles, désormais à nu. Ces arcades, d’ordinaire si belles, décimées, éventrées. Ces plafonds sculptés et peints, des joyaux d’architecture, qui se donnent à voir, presque vulgairement. Pourtant, je ne veux toujours pas voir. Je n’ose pas voir. Pas encore. Pas déjà. 

Puis, curieusement, dans tout ce bruit, l’absence d'animation. Des conversations hachées, des amis atones, des anniversaires que l’on ne peut que souhaiter meilleurs l’an prochain, tous les ans, à partir de l’an prochain. Des volte-face en solitaire quand on pense ouvrir une porte en oubliant qu’elle n’existe plus et qu’on se console en se disant que c’est autant de gagné contre le Covid. Des pleurs qu'on étouffe. Les hommes, comme les femmes. Le matin, la nuit, pendant la journée. Ces larmes qui surgissent soudain alors qu’on pensait les avoir bien séchées, et qu’on tente de maîtriser face à une image, à une pensée, à un mot, à un visage ami que l’on voit, ou qu’on ne verra plus. 

Et puis se reprendre. Parce qu’il faut. Parce qu’une nouvelle semaine a commencé. Parce que le gouvernement est tombé. Parce que, dans ces prochains jours, tous les espoirs, même les plus fous, seront permis. Parce que le reste du monde continue de tourner. Parce que, sur Facebook, entre L’Enfer de Dante retrouvé sur une table brisée et les innombrables témoignages de vies détruites, on voit une photo de vacanciers, souvent des amis d’ailleurs, à la mer ou à la montagne. La photo d’une vie normale. D’une vie non libanaise. D’une vie en paix.

Se coucher en y rêvant. 

Juste la paix.

samedi 8 août 2020

C'est déjà demain

Huit ans plus tard, Beyrouth. Comment ne pas reprendre l'écriture ? 

Mes larmes coulent encore, mon cerveau refuse la réalité. Je suis éventrée. Amputée d'une partie de moi-même. Je respire encore pourtant. Mon souffle s'arrête, reprend, s'accélère, s'achève en de longs soupirs. Ou en pleurs, à nouveau.

Sur mon bras, une blessure, somme toute superficielle. Peut-être un, deux, voire trois points de suture au plus, en temps normal. Je n'ai pas mal.

De ma gorge à mon estomac, le serrement, le noeud, la douleur. Jusqu'à l'asphyxie. Jusqu'à vomir. 

Je ne sais même pas comment je suis encore en vie. Il aurait suffit de quelques secondes, de quelques centimètres, d'un autre hasard. Pour moi, comme pour d'autres. Comme pour ceux qui ne sont plus. Comme pour ceux que j'aime et qui font de chaque départ un arrachement, et de chaque retour une joie. 

Mon corps souffre d'une plaie béante et muette en son centre. Comme ces maisons historiques dévastées dont il ne reste des trois arcades qu'un immense trou. Comme une tête sans visage. Sans même un cri. Sans savoir si demain sera encore possible.

J'ai mal. J'ai mal à mon côté gauche, endolori par le souffle. J'ai mal à mon coeur, endeuillé par l'horreur. J'ai mal au cerveau, embrumé par les pensées confuses. La pensée de la seconde d'avant le 4 août à 6h07. Et toutes celles qui suivent.

Je ne sais même pas comment je sais qu'il était 6h07. Peut-être la photo d'une horloge arrêtée dans un appartement dévasté. Mais à partir de là, le processeur cérébral s'emballe et bogue, à la fois. Les pensées se bousculent... Et si... Ou si... Toutes finissent de la même manière, par un haut-le-coeur. 

Mais la pire d'entre elles, la pire, la plus insidieuse, la plus difficile à supporter, la plus révoltante, celle qui ouvre un registre de nouveaux vocables, celle qui donne envie de mordre, de crier, de pleurer encore plus, de hurler, c'est celle qui me susurre, tout bas, comme une vérité qu'on cherche à éviter, que ce n'était pas, somme toute, inévitable. Que ce n'était pas un destin. Que, tout au contraire, c'est le résultat de responsabilités individuelles, prises dans leur unicité et dans leur collectivité. Que d'aucuns le clament haut et fort. Je questionne mes choix. Des milliers de fois plutôt qu'une. Quelle est ma part de responsabilité ? Qu'ai-je fait ? Qu'avons-nous fait ? Aurais-je pu, aurais-je dû en faire plus ? Faire différemment ? Faire autre chose ? Voter mieux ? Convaincre plus ? Construire cette troisième voie que je cherchais déjà, huit ans plus tôt ? Comment ? Pourquoi ?

Et pendant que je me questionne, je retrouve quelque part, mélangée à l'angoisse, nouvelle, du 4 août 6h08, mélangée aux larmes, mélangée, pour la première fois, à la peur, mélangée à la stupeur du choc, la colère. 

La colère qui pointe, mais que je n'ai pas encore la force d'assumer. 

La rage qui couve, comme les cendres encore chaudes sous le reste des silos de Beyrouth. 

Le désespoir aussi, parce que les émotions ne sont pas linéaires. Parce que l'espoir, ce sale espoir, comme l'appelle l'Antigone d'Anouilh, n'est pas au rendez-vous. Parce qu'il s'amenuise avec les heures qui passent pour ceux qui cherchent encore un être cher. Parce que le discours officiel, si tant est qu'il existe, n'a pas encore changé d'un iota. Parce que l'insupportable est multiplié cent fois, mille fois, cent mille fois par le non-dit et le déni de responsabilité, pris jusqu'à son paroxysme par l'absence d'empathie du pouvoir et par l'ampleur du gouffre qui sépare ceux qui souffrent de ceux qui semblent incapables de comprendre l'étendue de cette même souffrance. Et ce, malgré l'énormité de ce qui s'est produit. Malgré les images, insoutenables. Malgré les milliers de regards hagards croisés dans la rue. Malgré le bruit incessant du verre qui se brise, jour et nuit, depuis plus de 48 heures. Malgré les millions de vies anéanties en une seconde. Malgré un pan d'histoire brusquement éradiqué.

Et puis enfin, cette insupportable incertitude. Ne pas savoir ce qui s'est réellement passé et douter de jamais le savoir. Spéculer sur l'étendue des possibles. En choisir un ou plusieurs ne change rien. L'incertitude nous ronge, mine les conversations, polarise alors même que la douleur est incommensurable et qu'il faudrait, pour l'amadouer, commencer par appréhender l'incompréhensible. Se dire que tous les scénarios pointeraient au même constat d'échec d'un système gangréné n'est même pas un amer lot de consolation.

Le jour se lève, je suis inconsolable.