mardi 13 mai 2008

Rage à Carthage... puis à Paris

Il y a quelques jours, à Tunis, je cherchais en vain des mots pour expliquer le sentiment que procure le fait d'être à l'étranger et de se voir tout à coup privé de la perspective de retourner chez soi. L'effet se situe sans doute quelque part entre la solitude muette au milieu d'une foule immense et "E.T. Phone home".

Du moment que l'aéroport de Beyrouth était fermé, j'ai trouvé l'atmosphère de Tunis oppressante. La dame qui m'a vendu un aller simple pour Paris se réjouissait de la situation et se montrait très violente envers mes concitoyens druzes, qu'elle vouait intégralement au nettoyage ethnique (par d'autres de mes concitoyens, et sans l'ombre d'un complexe). Je semblais me fourvoyer mille fois à concevoir la cohabitation avec ces hommes pourtant si dignes, à la moustache légendaire, dont le poil pouvait représenter un gage aussi important que la vie d'un homme. J'étais effarée de tant de haine.

J'ai donc retrouvé Paris avec bonheur et sans grand R sur le poignet, cette fois.
Il y flotte un air plus léger, comme un petit vent de liberté. Paradoxalement, je me sens à présent plus proche de chez moi. La LBC est bien au rendez-vous sur la freebox, mais la Future n'émet qu'un écran noir. Al Manar, elle, a depuis longtemps été bannie.

Depuis des mois, les conversations libanaises tournent autour de la "prochaine guerre" et de l'augmentation du prix de la kalach. Moi, j'en ai toujours un peu ri, malgré la piscine fermée par crainte des balles perdues au moment des discours du Sayyed, et malgré le son des cloches de Pâques se confondant avec celui d'autres tirs. J'en ai ri parce que l'humour est le propre des choses improbables et parce que les situations me semblaient absurdes. Sur ce même blog, en été 2006, je fustigeais ceux qui pensaient que le Liban allait sombrer dans une deuxième guerre civile. Je me souviens encore de cette phrase où j'affirmais, avec insistance, que si, les libanais redoutent une autre guerre et que JUSTEMENT, parce qu'ils la craignent, ils feraient tout pour l'éviter.

Que l'avenir me donne si terriblement tort me laisse sans voix. Pendant plus de 5 jours, je n'ai pas réussi à écrire le moindre mot. Je ne pouvais pas croire que l'on ait si peu appris de l'Histoire, pourtant encore récente. A l'issue des 15 années de la guerre d'avant, celle qui m'a vue grandir, il n'y eut ni vainqueur, ni vaincu. C'est la seule leçon qu'il m'ait été donné d'en retenir. J'étais sereine, persuadée que les mêmes ne pouvaient se fourvoyer deux fois au cours d'une même vie.

Maintenant, je ne sais trop quoi dire. Je garde en tête cette scène filmée dans le Beyrouth des années 80 où, sur fond de tirs, un homme d'Amal déverse une impressionnante flopée d'insultes à un partisan du Hezb, qu'il défie de se montrer pour l'envoyer dans l'au-delà d'une simple pression continue sur la gâchette. Aujourd'hui, à chaque fois que Nabih Berri annonce le report de l'élection présidentielle, je me demande ce que les deux hommes sur cette image d'antan en pensent. Je me demande ce qu'ils disent à leurs enfants.

A ceux qui récuseraient la troisième voie, je la trouve plus que jamais nécessaire et en ressens cruellement l'absence. Il m'indiffère de savoir qui, de la poule ou de l'
œuf, était avant l'autre. Je suis royalement indifférente à qui a tiré la première balle, puisqu'à mes yeux un civil armé ne vaut guère mieux qu'un milicien. Je veux au contraire croire en la participation active des peuples dans les décisions concernant leur avenir. Je veux croire en la démocratie comme modèle social. Je veux que l'opposition sache s'opposer sans démissionner et qu'elle remporte loyalement les élections suivantes, en raison de l'incurie notoire du gouvernement. Je veux que les armes soient le seul apanage de l'armée, et que l'Etat soit unique et fédérateur (et non pas fédéral!). Je veux croire en la résolution pacifique des conflits. Je veux rouler au soleil de Beyrouth, le matin, sans ressentir l'injustice et le gâchis, et sans pester contre le manque de vision de mes dirigeants. Je veux marcher dans les rues de Beyrouth, le soir, sans avoir mal à chaque terrain nouvellement vague. Je veux m'asseoir à mon balcon, la nuit, sans maudire l'élite de mon pays qui démolit ce que ses grands-parents ont bâti avec une patience infinie, sans bulldozers, ni béton, eux. Je veux continuer à manger des plats mijotés chez Antie Salwa à Hamra, siroter un verre à la terrasse du Régusto, les épaules à l'air, puis rentrer tranquillement me coucher à Ashrafieh. Je ne veux pas qu'on brûle des pneus sur la route qui mène chez moi. Je ne veux plus m'arrêter à des barrages. Je ne veux plus de sacs de sable entassés dans les rues ou devant les porches. Je ne veux pas que mon pays soit le laboratoire d'expérimentation d'une cohabitation américano-iranienne. Je veux simplement pouvoir photographier ce que bon me semble et que mes enfants aient le même livre d'histoire que leurs voisins. Et je ne veux pas obtenir ça par les armes.

Aujourd'hui, j'aimerais pouvoir protester plus fort que les kalachs, mais je me sens privée de mon droit civique le plus basique, puisque mon vote se doit d'être communautaire alors que je ne me reconnais pas à travers un prisme religieux. Mon sentiment d'impuissance est immense. Je pense souvent à Simone de Beauvoir qui, suite à la Deuxième Guerre, regrettait de n'avoir pas su inscrire son désaccord dans une action concrète. J'ai peur, un jour, d'aboutir à la même conclusion. J'oscille entre désespoir et révolte.


Comme des milliers de libanais, je me retrouve exclue de chez moi pour une période indéterminée. Pourtant, ce matin, dans le métro, je n'ai pas réussi à acheter de coupon hebdomadaire, arrachant ma carte bleue in extremis, comme pour refuser de croire à la prolongation de mon séjour parisien forcé. Au supermarché, c'est avec un pincement au cœur
que j'ai fait des courses pour 48h. Sur YouTube, j'ai retenu mon souffle en écoutant l'émouvante tirade de Sahar El Khatib chez Marcel Ghanem. Mes hommages, Madame El Khatib.

Mais de toute cette rage refoulée tant bien que mal, de toute cette impuissance qui m'a arraché des larmes solitaires, de toute cette tristesse de voir des libanais mourir par la main d'autres libanais, de toute la difficulté à garder la tête haute et l'esprit un tant soit peu clair, le pire aura certainement été, et je ne saurais le dire aussi bien que la chanson, de lever les yeux pour refuser l'abattement, et de voir des amis pleurer...

[En attendant la mise à jour de Radio.blog.club pour l'écouter, mes hommages au Grand Jacques].