jeudi 19 juillet 2007

... ... ... ... ... من وجدة: مكتوب لستروبيا .... ... ... ... ... From Oujda: Lettre ouverte à Stroobia...


Stroobia...
Est-ce autrement que je suis arrivée à Oujda ? Je me le demande...
La puissance du Net est inouïe. Parfois, je regrette qu'elle m'empêche de me plonger durablement dans un ailleurs que j'aurais peut-être, alors, appréhendé différemment.
Mais en même temps, le soir, dans ma chambre 4 étoiles où j'apprivoise lentement le moustique laissé par mon prédécesseur, écrasé contre le mur à hauteur d'yeux, près de la porte d’entrée, quel bonheur de surfer la toile et de revoir la caricature familière de mon pote sur Stroobia ! Un grand cœur qui affiche son nom en plein milieu de la poitrine, et une mèche folle qui me rappelle sa tignasse d'adolescent et nos tortellinis en bord de mer... Nous passions des heures à refaire un monde que nous ignorions, des semaines à déconstruire les romans que nous découvrions, et des mois entiers à rêver d’un ailleurs autrement.
Puis, assez ironiquement, lorsqu'après de multiples efforts vint enfin le moment de cet ailleurs autrement, nous nous sommes mis à rêver de la ville où nous sommes nés. Paris, DC, Barcelone, Aberdeen... le monde nous ouvrait tous les jours une porte nouvelle, et pourtant, nous n'avions qu'une seule envie : celle de vivre une vie que nous ne connaissions pas ; la vie d'adulte, à Beyrouth.
Du moment que j'ai réussi à formuler cette envie, je n'ai eu de cesse que de trouver une voie de retour qui me permettrait de "rentrer" sans fuir, de "partir" sans quitter, et de vivre à Beyrouth sans lâcher un iota de ma liberté parisienne.
Au fil des ans, j'ai toujours pensé que mon pote, stroobia ou pas, suivrait le même chemin. Nous avons évoqué notre vieillesse libanaise tellement de fois, quelque part entre les Cèdres et Tyr, ou entre Bickfaya et Deir el Qamar, que je n'ai jamais pensé, pas une seule seconde, non, que nous n'habiterions peut-être pas dans la même ville, ou que cette ville ne serait peut-être pas Beyrouth. Même vu de Zabi, ce n'était pas envisageable.
Pas l’ombre d'un instant ?
Peut-être que si. Celui de ce moment où, quelque part entre Bologne, Beyrouth et Paris, purement stroobia, je me suis attardée devant la bibliothèque de mon pote. Pendant des années, à l'époque où nous avions du temps à revendre, à cette époque pas si lointaine où l'ancienne ligne de démarcation comptait le seul café "in" et ô combien French de la ville, nous avions acheté les mêmes œuvres, lu les mêmes auteurs, négocié avec acharnement l'emprunt de tel livre ou la cession de tel autre. Nous avons dévoré tour à tour Kundera, Sartre, Marquez, Gide, Maurois, Moravia, Calvino, Zweig, et j'en passe sûrement. Nous nous sommes passé des "tuyaux" comme autant de bonnes adresses : Modiano, Wilde, Follet, Musil, Saramago, Rufin, Sinoué... Nous avons reçu des livres qu'il ne nous serait jamais venu à l'esprit d'acheter : Dard, San Antonio, Asimov, Xingjian, Genêt, Böll. Nous bâtissions progressivement la même bibliothèque, un peu comme un lieu commun, beaucoup comme un lieu de rencontre en deux endroits différents. Nous avons pensé réinventer le Journal à quatre mains, mais nous nous sommes finalement contentés d'échanger nos premiers écrits, offline, à l'époque où hotmail sonnait encore comme une messagerie X. Pourtant, ce jour où j'étais, comme tant d'autres, de passage chez mon pote, j'ai découvert une bibliothèque dont je connaissais intimement tout un pan, mais dont tout un autre m'échappait. García Lorca ? Pamuk ? Mahfouz ? Ad-Daïf ? Un auteur indien ? Je rentrai chez moi penaude. Je regardais ma bibliothèque. J'y découvrais des titres dont je n'avais jamais parlé : Nassib, Alameddine, Begag, Kristof, Kourouma, Oé...
Ce jour-là, j'ai compris que nos chemins avaient, quelque part à notre insu, divergé. Je n’en tins pas rigueur au destin, et pris ma revanche en achetant résolument Sonallah, en v.o. au Caire et en v.f. à Paris. J'adressai un petit sourire ironique au ciel. J'en oubliai tous les livres que je traîne avec moi au bout du monde et qui rentrent à la maison, inachevés. J'oubliai que depuis des mois longs comme des années, mon pote se résume à des sms, msn, skype, google talk, téléphone via freebox ou autre opérateur low cost, puis portable orange de Tuzla à Zabi, pour 3 minutes de réconfort entre melting potes.
Mais il y a quelques temps, au gré de l'une de nos innombrables conversations électroniques, de celles qui commencent par "ça va ?" au lieu d’un "chta’na", et qui finissent par "a+" au lieu d'un "à toute", mon pote, stroobia, et sans plus y réfléchir, m'a annoncé qu'il ne s'installerait pas à Beyrouth de sitôt. La "situation", tu sais...
Ce fut comme un effondrement.
Toutes mes certitudes, accumulées au terme de dizaines de milliers de pages de lecture assidue, construites mot à mot et chapitre après chapitre, s’envolaient d’un coup.
Mais alors, mais alors ? Et ces crépuscules d'été au bord de la mer ? Et nos soirées de septuagénaires tranquilles ? Et nos marches dans les montagnes arides de l'Anti-Liban ? Et ces conjoints, enfants, familles, collègues, amis, toutes ces promesses d'affection qui devraient peupler nos prochaines années, et que nous nous faisions autant de joie de partager qu'une assiette de véritables tortellinis in brodo ? Sur des continents différents ? Dans des villes différentes ? Pas à Beyrouth ? Comment ça, pas à Beyrouth ? Mais alors, pourquoi s'être cassé la tête sur Nœuds, avoir allègrement mélangé Racine et Jardin, et pesé jusqu'à l’aube le pour et le contre du Rouge et du Noir ? Pourquoi avoir imprimé Majdalani et tiré un peu de gloire bon marché de sa lecture en avant-première ? Pourquoi, mon pote ?
Stroobia ? Maktoob ? Va savoir... Moi, je ne sais pas si je crois au destin. Mais je doute très fort du pur hasard. Et quant à nos questions libanaises, nous verrons bien quelle réponse l’Histoire leur apportera.

Pour ce post, mon pote, je n'opterai pas pour le format "justified". Pour toi, je réserve cette page toute bleue, avec des lignes comme autant de vagues de Jiyé et une fin à suivre, en trois points de suspensions. Rendez-vous à Beyrouth...

vendredi 13 juillet 2007

Joyeux anniversaire maman

Aujourd'hui, comme il y a un an, comme c'est le cas depuis aussi longtemps que j'existe, c'est l'anniversaire de ma mère.

Il y a un an, comme aujourd'hui, je
paressais au soleil de Beyrouth, contemplant pour la énième fois la maison d'en face, râlant pour la millième fois contre ses propriétaires et contre la folie immobilière libanaise, rêvant d'un impossible esthétisme à la parisienne pour ma ville natale.

Aujourd'hui, j'ai regardé la pluie de juillet s'abattre sur Paris, et je me suis empêchée de penser à Beyrouth. J'ai rapidement survolé les combats de Nahr-el-Bared (ie, le Fleuve Froid), surfé sur les déclarations de Sarko et le mécontentement du Hezb, et travaillé comme tous les autres jours. J'ai fredonné que "la pluie est traversière, elle bat de grain en grain" et, en attendant le bus, j'ai scruté les alentours à la recherche de quelques vieux chevaux blancs qui fredonneraient Gauguin.

Dans le métro, j'ai longuement pensé à ma ville-lumière, à mon pays d'accueil devenu mien, à ses valeurs que j'ai toujours admirées et que je gardais comme refuge à chaque fois que, dans mon autre pays, quelque événement me rappelait la bassesse des hommes politiques dans lesquels je ne me reconnaissais pas : je pensais alors que la politique, telle qu'elle était pratiquée en France, avait quelque chose de noble ; je pensais à la Révolution Française, à la devise qui en est née et à ce petit livret bleu reçu en quatrième et intitulé "Déclaration universelle des droits de l'homme" ; je me disais que cette Histoire-là était décidément très belle. Je gardais espoir.

Au fil des années, ni ma fascination profonde pour la France, ni mon attachement viscéral pour le Liban n'ont changé. A l'école libanaise, j'ai appris mes premiers mots de français. Mais sur les bancs universitaires parisiens, j'ai eu l'impression de toucher du doigt une certaine idée de la France, développée en grandissant ailleurs. Ailleurs, cette "idée de la France" englobe justice et liberté, et dépasse de loin ce que l'on peut imaginer ici. Ici, j'ai jubilé de l'enseignement gratuit, du service public plus empreint d'humanité que de rationalité, et du concept d'une société solidaire où les ajustements économiques ne seraient pas court termistes. J'ai été à la fois fascinée et amusée par les grandes grèves. Je n'ai jamais réussi à râler contre, tant elles reflètent une conscience sociale qui force mon respect.

De retour à Paris après de nombreux voyages, j'ai appris en vrac le divorce des icônes de la gauche française d'avec leur parti. Je me suis sentie doublement orpheline. Tout d'abord de mon pays là-bas, qu'il faut savoir occulter pour pouvoir parfois prétendre à une vie "normale". Ensuite de mon pays ici, cocon de normalité et potentielle alternative à l'autre, mais dont des hommes qui devraient incarner mon "idée de la France" me laissent aujourd'hui perplexe.

Pourtant, dans le fond, je ne me résous pas à perdre espoir.

Il y a un an, vers midi, j'entendais les premiers tirs de joie par les fenêtres grandes ouvertes de notre maison. Un quart d'heure d'effervescence s'en était suivi dans notre salon, ponctué par les exclamations des ستات ("settet" ie, les dames), ici réunies pour fêter l'anniversaire de leur amie. Un quart d'heure de téléphone arabe et l'affaire était close : le Hezb avait enlevé deux soldats israéliens, et les premières rafales de "kalach" célébraient l'événement. Quelqu'un a murmuré : خلينا نتضبضب ("khallina net-dabdab", ie rentrons) et les ستات s'en sont rapidement retournées chez elle. أحسن ("ahsan" ie, c'est mieux), certes. Aujourd'hui, je me demande si elles seraient rentrées moins vite si elles avaient su ce qui allait se produire dans les 33 jours suivants.

Je ne comptais pas célébrer cet anniversaire aujourd'hui. Je ne voulais que le silence en guise de cadeau. Et rentrer bientôt à Beyrouth, non pas comme une résistante de la dernière heure, mais simplement COMME PREVU depuis déjà un an.

Mais il est des dates qui ne s'oublient pas facilement.

L'année prochaine, maman, j'aimerais t'offrir des roses beyrouthines sans croiser en chemin des martyrs de tous bords, collés en 2D sur les panneaux publicitaires de la ville.