mardi 22 mai 2007

Encore, encore... et encore ?

A la maison, nous avions retiré les papiers qui servaient à fermer les fenêtres depuis 9 mois (cf. premiers posts de ce blog).
9 mois, ou le temps d'accoucher d'une nouvelle explosion qui n'a pas laissé nos vitres intactes.
Bilan d'hier soir : 1 morte, une douzaine de blessés, une centaine de milliers de désespérés et une poignée de criminels satisfaits.

Toute la journée, j'ai pensé à l'émission d'hier soir, que j'ai suivie par pur hasard, sur l'une des chaînes arabes disponibles dans mon hôtel à Amman. Future International, Al Arabiyya ou Al Jazeera, je ne sais plus. Par l'un de ces miracles de la technologie moderne, la discussion avait lieu entre Tripoli (Liban), Beyrouth, Damas et le Studio (une charmante présentatrice, veste blanche, et un représentant salafiste, barbe et robe grises). Damas ne comprenait pas pourquoi Beyrouth s'évertuait à l'accuser des tous ses maux. Je ne comprenais pas ce que Tripoli faisait dans tout ça (j'ignorais encore la gravité des accrochages du matin). Et le Studio s'emportait contre l'ennemi sioniste et l'impérialisme américain. J'avais presque envie de rire de ce discours surréel et, à l'image, de l'opposition absolue avec le paragon de non-vertu islamiste qui animait l'émission avec sa veste échancrée et ses cheveux (faussement) blonds. Je me demandais qui pouvait bien prendre au sérieux tous ces propos.

J'allais être brutalement bien renseignée quelques heures plus tard.
Je l'ai également été toute la journée d'aujourd'hui. La maigre consolation que m'a procurée l'annonce de "l'importation" du groupuscule Fateh-el-Islam a été balayée à 11h30 pm, emportée par la déflagration de Verdun.

Pour autant, la civile que je suis ne saisis pas bien la différence entre un bombardement sioniste (Beyrouth, été 2006) et un attentat islamiste (Beyrouth, printemps 2007).

Sur les fenêtres de ma maison, ils ont exactement le même effet.

mercredi 16 mai 2007

Adieu Talal

A l'école libanaise, l'apprentissage de la littérature française suit un ordre strictement chronologique. A chaque classe correspond un siècle, et plus on avance en âge, plus on se rapproche de ses contemporains. Le Moyen Âge et l'Ancien Français sont sagement appris par des enfants qui ne songent pas encore à protester de ces textes pleins de notes de bas de page, à la langue à la fois familière et obscure.

L'apprentissage de la littérature arabe suit un chemin exactement inverse. Plus on grandit, et plus la difficulté des textes abordés s'accroît.

Je me rappelle donc avoir lu des extraits de Touyour Ayloul (ie, Les oiseaux de septembre), de la libanaise Emilie Nasrallah, écrivain du XXe siècle. J'étais en quatrième. De cette Nasrallah-là, et de la Guerre Mondiale racontée par Tawfic Awwad dans Al-Raghif (ie, Le pain), je n'ai quasiment aucun souvenir. La même année, je découvrais la langue un peu désuète de Rabelais et les poèmes de Ronsard à Cassandre :
"Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avoit desclose..."

J'avais 12 ans.

Trois ans plus tard, alors que le siècle des Lumières s'ouvrait dans mon Bordas du XVIIIe siècle, je n'allais retenir de la poésie arabe de la "Jahiliyya" (ie, l'ignorance, en référence à la période pré-islamique) que ces deux seuls et uniques vers, sur lesquels s'ouvrait mon manuel de littérature :
"Qifâ nabki min zikra habiben wa manzili
Bisiqt il-liwâ, bayna ad-dakhouli wa 7awmali"

En l'absence de clavier arabe sur mon PC, je n'ai réussi qu'à trouver qu'une maigre traduction sur le Net anglais :
"Stop, oh my friends, let us pause to weep over the remembrance of my beloved
Here was her abode on the edge of the sandy desert between Dakhool and Howmal"

L'auteur s'appelle Imru' Al Qais (امرؤ القيس), né en 501. Le genre : Al wouquouf 3ala l'atlal, ou plus littéralement, "debout sur les décombres".

Je me souviens parfaitement bien et de la couverture de mon Lagarde et Michard (Watteau, L'enseigne de Gersaint), et de celle, bleue ciel, de mon "Moufid" (ie, utile) de littérature arabe. Cette année-là, j'allais dévorer Voltaire, Montesquieu et Rousseau. Mais l'année de mes 15 ans allait également marquer le début du divorce d'avec la langue de mon père (cf. post antérieur) : car si j'avais trouvé singulière la tournure de l'ancien arabe du premier vers de Imru' Al Qais, je n'ai compris du deuxième que la préposition "entre" (bayna) et la conjonction "et" (wa). Je n'étais pas la seule. Aussi, pendant les 9 mois qui allaient suivre, notre professeur, Monsieur Hakim (ie, Docteur), allait nous expliquer des centaines de vers, mot à mot. Ces mots étaient tellement éloignés de l'usage courant que nous faisions de l'arabe, que nous n'avions d'autre moyen de réussir le cours que de les mémoriser. A la fin de chaque examen, je calculais la note qu'il me faudrait obtenir en qawa3ed (ie, règles - grammaire arabe) pour compenser. Avec le recul, je me demande bien comment on peut faire aimer à des adolescents une quelconque littérature "utile".

Plus tard, au fil de mes incursions beyrouthines, je me suis surprise à relire la poésie arabe. Je n'en comprenais jamais plus de la moitié, mais j'étais curieuse de ma propre culture, si mal apprise. Aujourd'hui, je regrette de si peu la connaître. Pour y remédier, depuis quelques temps, je me suis mise à lire des romans contemporains en arabe. Mais si je cède encore à la difficulté d'un niveau d'arabe aussi soutenu que celui de Nagib Mahfouz, je me délecte en lisant Rachid Ad-Daïf, en libanais dans le texte. J'ai alors l'impression de me ré-approprier ma propre langue.

Un jour, j'ai rencontré Talal, dans un bar de Hamra où l'on jouait du Oud. Talal avait les cheveux gris et le regard doux. Il avait vécu au Yémen et dans différents pays arabes. Il avait travaillé au Ministère de la Culture, connaissait les idéologies et les faits des années 60 et 70, et avait tout plein de choses à raconter. Il parlait français et possédait un excellent arabe. Talal se confondait avec "atlal", et sonnait à mes oreilles comme la poésie de Imru' Al Qais. Ses histoires me faisaient voyager dans les déserts de la péninsule arabique. Réalité, sous-entendu ou pure imagination, je ne sais pas pourquoi je le parais immédiatement de qualités héroïco-archaïques. Dans ma tête, il flottait comme un air de mystère. Je l'imaginais participant à des révoltes bédouines, un poignard à la ceinture, ou fuyant dans les montagnes de Syrie, carabine à l'épaule, en compagnie des premiers feddayin palestiniens. Fascinée par mes propres rêveries, je n'avais pas peur des anachronismes romanesques. Or, dans la réalité de ce vieil homme cultivé et tranquille, prof d'arabe à ses heures perdues, rien ne laissait deviner un quelconque passé glorieux. Je pense que j'en faisais un héros imaginaire tout simplement parce que j'admirais sa maîtrise de ma propre langue alors que, moi, je m'en sens parfois quelque peu démunie. Il était l'icône de tout ce que j'aurais aimé savoir sur mon monde arabe.

Née à Beyrouth, j'ai pris un jour la décision d'y retourner. Je savais que, ce jour-là, j'aurai enfin l'occasion d'en savoir plus sur Talal. J'espérais secrètement qu'en m'apprenant à distinguer les spécificités linguistiques du monde arabe, il laisserait échapper un indice qui prouverait la véracité de mes hypothèses. Mais j'espérais surtout qu'il m'enseignerait enfin, avec des années de retard, une littérature qui devrait être mienne depuis longtemps.

Depuis samedi, Talal n'est plus. La nouvelle m'a laissée sans voix. Debout sur l'un des trop rares trottoirs libanais, il a été emporté par l'un des innombrables chauffards que compte le pays. L'espace d'un instant, mon imagination débridée a voulu y voir le meurtre du héros que j'avais construit, de l'homme qui en savait trop. Mais la réalité est sans doute bien plus prosaïque, et la peine de ses amis incommensurable.

Dans deux mois tout au plus, la ville où je suis née me verra revenir. Mais Talal ne sera pas là pour participer à ma réintégration dans mon premier chez-moi.

Si j'avais une seule chose à reprocher à mes nombreuses années parisiennes, ce sont tous les Talal que je n'ai pas rencontrés, et tous ceux dont j'ai reporté l'amitié à "quand je serai à Beyrouth"...

Adieu Talal. Tu ne sauras jamais tous les espoirs que tu emportes avec toi.