dimanche 22 octobre 2006

De la limonade au Picon bière

Bien avant mon arrivée à Paris à l’âge de 20 ans, c’est au Liban que j'avais appris l’histoire de France et le français. A la maison, pour apprendre à parler correctement (et ensuite par habitude), je m’exprimais essentiellement en français avec ma mère, et en arabe avec mon père. A l'école, l'enseignement se faisait simultanément en arabe et en français : matières scientifiques en français (math et sciences naturelles, puis physique, chimie, et biologie - en distinguant les deux bacs) et double programme en sciences humaines (grammaire et vocabulaire, puis littérature, histoire, géographie, et philosophie). L’essentiel de mon vocabulaire français était donc académique, glané dans des Bordas, des Folio ou des Casterman. Il se teintait toutefois d’un certain nombre d’expressions d’usage courant au Liban, littéralement traduites de l’arabe et totalement incorrectes en français, que les libanais appellent communément des "libanismes". Ces "libanismes", j’entendais les adultes les dénoncer, parfois en riant, et parfois en les déplorant. J’en commettais moi-même et, de temps en temps, parents ou professeurs me corrigeaient une syntaxe erronée. Au fil des années, j'ai progressivement banni de mon langage les tournures du type "je passe te prendre", "je suis montée à la montagne" ou "j’ai demandé une question". Mais, si je faisais attention aux locutions que j’employais, je n'ai jamais appris à me méfier des mots en eux-mêmes, ni à en vérifier la prononciation ou le sens (voire l'existence) dans le dictionnaire : du coup, et sans que je m’en doute le moins du monde, la voie de mon langage était pavée d’inévitables malentendus futurs.

Mon premier choc linguistico-culturel eut donc lieu en 1997, à un mois de mon arrivée en France. Après avoir longuement sillonné les rues de Paris au mois d’août, étouffant sous le soleil en l’absence de toute brise marine, je m'étais posée dans l'un de ces innombrables cafés qui parsèment la ville. Assoiffée, je rêvais d'une limonade bien fraîche. La limonade libanaise (limonâda) est un savant dosage de jus de citron, de sucre et de glace, parfois accompagné de quelques gouttes de ma'zahr (ie, eau de fleurs d'oranger). Le tout forme un mélange liquide d'un jaune transparent que seuls ma nounou et Hilmi, à Batroun (ville du Nord du Liban), réussissent à merveille. Assise sur une terrasse parisienne, j'ai été ravie d'apprendre que je pouvais en commander une. Prudente, j'ai interrogé le serveur :
- Bonjour Monsieur, est-ce que vous avez de la limonade ? (comprendre, de la limonade libanaise)
- Oui, Madame.
- Fraîche ? (comprendre, fraîchement pressée)
- Bien sûr, Madame.
- C'est parfait ! J'en prends une, s'il vous plaît.

J'étais enchantée. D'un coup, ma soif devenait tout à fait supportable, tandis que j'imaginais les gouttes d'eau se condenser sur un large verre de limonade. Je savourais d'avance le breuvage imminent, me laissant transporter chez moi, respirant presque l’air marin de Batroun. J'avais bien une pointe de regret pour l'eau de fleurs d'oranger, que je savais improbable à Paris, mais j’étais à des milliers de lieues de penser qu’on allait me servir une bouteille de 33 cl d’eau gazeuse, froide et vaguement sucrée, sur laquelle il serait marqué en gras, police 16, "Limonade". J’étais sidérée. Je n’ai même pas pensé protester, et le serveur s’est éloigné sans se rendre compte de l’incroyable écart entre ce que j’avais commandé et ce qu’il m’avait servi. Puis, comme à chaque fois qu’il y a plus de peur que de mal, je me suis mise à rire. Et je dois avouer que je ris encore souvent de cette mésaventure.

Mais dans le socle de mon français jusque là sans failles, une brèche venait de s’ouvrir. Progressivement, je réalisais que le français que j’avais appris était non seulement éloigné de celui du parigot, mais que, souvent, nous n’avions pas les mêmes référents : le français enseigné à l’étranger garde un cadre rigide et bien défini, dont les modifications restent à jamais illégitimes. Pour les francophones, le dictionnaire demeure le référent ultime de la lettre, et il est impensable d'en bouleverser l'ordre. Leur français est donc parfois désuet, et a toujours quelques années de retard sur celui de la Capitale (comprendre, Paris). Si par exemple le mot "chalumeau" est bien synonyme de "paille" dans le Petit Robert, il ne viendrait jamais à l’idée d’un parisien de s'en servir autrement que pour souder, alors qu’il est fréquent pour un libanais de se faire servir son coca avec un chalumeau de plastique blanc, rayé de toutes les couleurs et recourbé au bout.

Au fil du temps, je me suis donc construit mon propre dictionnaire libano-français, apprenant à distinguer, au sein des génériques libanais (ex : crayon mine), des termes plus spécifiques (ex : crayons à papier ou porte-mines). A force de susciter l’hilarité de mes collègues et amis, j’ai appris, en riant aussi, à prononcer hu-it plutôt que ouit, et ju-in plutôt que joint.

Fière de ma maîtrise de la langue française, heureuse de fouler la terre de France et d’appartenir enfin au peuple intimement lié dans mon esprit à la Liberté, à l’Egalité et à la Fraternité, je détestais qu’on apprécie mon "léger accent" au goût d’ailleurs. La première fois que j’ai entendu un marseillais s’exprimer, j’avais bien ri de son accent étranger : j’imaginai qu’il avait appris le français dans un village reculé du bout du monde. Aujourd’hui pourtant, je sais reconnaître l’accent belge du canadien, et le Corse du Bourguignon. Je ne me vexe plus lorsque mon interlocuteur détecte un mélange d’accents dans mon parler. J’adore l’accent de mes amis espagnols et italiens, et les anglicismes maladroits des canadiens. Moi-même, je confonds encore allègrement les piles avec les batteries, et je fais rire mes amis français avec mes boucles à cheveux, ma sale manie de quitter la maison pour les retrouver au cinoche, et mon hésitation au restaurant, quant il s’agit de faire la différence entre la carte et le menu.

Adolescente à Beyrouth, j’avais mis des années à comprendre l’intégralité des chansons de Renaud, et je profitais du retour passager de quelques amis, émigrés avant moi, pour me faire expliquer des phrases incompréhensibles comme "ils écrivent à Libé". Aujourd’hui, j’adore l’argot, la modernité poétique de Louise Attaque et l’habileté des Têtes Raides à jouer sur les mots. A peine arrivée à Roissy, je reprends inconsciemment un accent parisien qui n’en finit pas d’agacer mes amis au Liban, et que je mets, à chaque voyage là-bas, quelques jours à perdre. Mais à Beyrouth, au bout de 2 ou 3 jours, je retrouve l’accent indolent des libanais, et je prends autant de plaisir à faire traîner certaines syllabes, que j’en prends à déformer le oui en un "ouais" négligé à Paris.

Dernière énigme de ce post. Au Liban, le Picon est un fromage industriel et crémeux, similaire à La vache qui rit mais au goût plus prononcé, "le goût de la tradition française", comme on peut lire sur la boîte rouge. Dans mon appartement parisien, je ris de cette description si véridique, retrouvée sur le site du groupe Bel : "Depuis près de quarante ans, toutes les familles du Liban connaissent et apprécient le fromage Picon® qu’elles se transmettent de génération en génération". Pour un peu, le Picon libanais aurait la valeur des montres suisses Patek Philippe, dont la publicité récente affirmait : "You never actually own a Patek Philippe... You merely take care of it for the next generation".
Dans une boîte de Picon, on retrouve huit portions égales de fromage, enrobées dans une feuille dorée, et recouvertes d’un triangle qui reprend le triple sommet montagneux du logo. Quel libanais ne se souvient pas de la publicité de ce fromage des Alpes, qui commençait et se terminait par :
… جبنة بيكون جبنة فرنسية
Jebnet picon, jebné faransiyé…
(ie, le fromage picon, un fromage français...)
Grande fan de fromages, du Comté au Reblochon et au Saint Nectaire, j’aime encore, de temps en temps, étaler du Picon sur un morceau de pain libanais. Mais je le fais désormais en souriant, pensant à ces nombreuses années où, dans les cafés et les bars parisiens, j’étais très intriguée de retrouver le "Picon bière" de la chanson de Kaas, et me demandais régulièrement qui avait bien pu avoir l’idée saugrenue de dissoudre un morceau de Picon dans une bière…

7 commentaires:

Anonyme a dit…

nadine, que répondre à mes collègues, lorsque devant moi ils disent que la stagiaire libanaise "n'écrit pas français", et contrairement à moi "a un fort accent"?
GRRRRRRR...

Anonyme a dit…

LOL, tu me fais penser à mon ami fraîchement débarqué de Jamhour en 1989, qui s'est attablé au Fouquet's et a commandé un "steak tartare bien cuit", suivi d'un "café blanc" ! (Je n'oublierai jamais la tête du serveur)
Ton frère connaît bien l'ami en question. Il est rouquin, et n'a pas fait beaucoup de progrès depuis. Il continue à dire un euro et demi (lira wou noss) au lieu d'un euro 50.

Anonyme a dit…

As-tu déjà essayé de commander un jus d'orange frais dans un café parisien...... pour recevoir une bouteille de 33 ou 25 cl de jus en boite, qui sort du frigo, bien sûr, puisqu'il est frais !!!!.....
(c'est "orange pressée" qu'il faut dire et on a droit au jus d'UNE orange avec en prime de l'eau et du sucre (snif)...)
MCM

Anonyme a dit…

Ce post m'a fait sourire en le lisant, mes collegues me prennent pr une folle mais je ne peux pas traduire nos libanismes en anglais.
Je constate qu'a l'arrivee en France nous avons tous eu les memes histoires droles: la limondae, monter en haut, chalumeau...
Ca fait plaisir de temps en temps de lire des choses plus legeres sur ton blog qui ns rapelle positivement le Liban.
A tres bientot Nathalie

Anonyme a dit…

A propos de picon, as-tu gouté les "cheese nan" dans les restaurants indiens? Ce n'est rien d'autre qu'une espèce de pain sur lequel on a mis du picon ou qqe chose de semblable et qui est chaud! Les français qui trouvent que c'est une hérésie d'aimer le picon ou la vache-qui-rit en rafolent!!!

MCM

Anonyme a dit…

Salut Nad
Je suis libanaise et ton post m'a fait beaucoup rire. Je vis "depouis" un an et demi en France . Combien de fois mon mari français a ri en m'entendant prononcer le ouit (huit) et quelle tête j'ai fait quand j'ai demandé une limonade et qu'on m'a donné cette fameuse eau gazeuse légèrement sucrée. Et combien de fois j'ai cherché dans les rayons du supermarché ce fameux picon, en découvrant ébahie que les français , qu'ils soient des alpes et des pyrénées n'en ont jamais entendu parler!
Merci en tout cas de partager ça avec nous.
Yalla je dois te quitttttter

Anonyme a dit…

J’ai été récemment appelé par un ami qui ne comprenait pas pourquoi ne pouvait pas lui donner un chalumeau pour son coca. Étant (selon lui) son ambassadeur en France, j’ai commencé à chercher du google pourquoi les libanais appellent une paille un chalumeau ! C’est comme ça que je suis tombé sur ce blog. Au début je pensais m’être complètement « débarrassé » de mes libanismes (inno walaw ça fait 12 ans que je suis à Paris)…hé bah non! « Je passe te prendre » m’aurait pas du tout choqué, « monter à la montagne » non plus!!

J’ai aussi été agréablement surpris que mon OUITT « belge » selon mes amis français est en réalité « made in Lebanon ».

Et je suis rassuré de be pas être le seul à ne toujours pas vraiment comprendre la distinction à 100% entre une pile et une batterie.

Cet article m’a beaucoup fait rire. Merci Nadine