jeudi 2 août 2007

Définitivement

Les libanais qui souhaitent déménager à Beyrouth doivent manuscrire et signer en deux exemplaires la déclaration suivante :
"Je soussigné(e), M./Mme _______, titulaire de la pièce d'identité libanaise N° ______, déclare sur l'honneur déménager définitivement au Liban et transporter des effets strictement personnels, non destinés à la vente, en ma possession depuis plus de trois ans."
Au consulat libanais de Paris, 123 avenue de Malakoff, j'ai sagement recopié ces lignes. Mon stylo a buté sur le mot "définitivement", tout comme j'avais hésité à répondre une semaine plus tôt, à la question "Et vous envisagez de revenir ?", posée
à la mairie de la place du Panthéon. Ce n'était pas tant la question qui m'avait alors interpellée, mais le fait qu'un retour potentiel semble étrange. Aujourd'hui aussi, en apposant ma signature au bas de la déclaration, je me suis demandé pourquoi est-ce qu'un déménagement devrait être "définitif". Si, en habitant Paris, je n'ai pas renoncé à mon identité libanaise, pourquoi est-ce qu'en habitant Beyrouth, je devrais renoncer à mon identité française ?

Se faire accepter comme étant à la fois d'ici ET de là-bas serait-il donc si difficile ? Et quel est donc ce besoin récurrent de prôner des appartenances "pures" ? Le XXe siècle n'a-t-il pas, pourtant, fait l'effroyable expérience de cette logique de pureté poussée à l'extrême ? Les hommes n'apprendraient-ils vraiment rien de leur Histoire ?

En m'interrogeant, j'ai re-pensé à ces mots d'Amin Maalouf qui, dans son autobiographie à deux voix, parlait des écrivains exilés en des termes qui m'ont particulièrement fait réfléchir :
"C’est cela qui détermine le passage à l’écriture. L’encre, comme le sang, s’échappe forcément d’une blessure. Généralement, d’une blessure d’identité — ce sentiment douloureux de n’être pas à sa place dans le milieu où l’on a vu le jour ; ni d’ailleurs dans aucun autre milieu.

Mais je ne crois pas que cela concerne uniquement les écrivains de l’exil. A moins d’inclure dans cette catégorie tous ceux qui sont exilés dans leur propre pays, dans leur propre maison, et aussi dans leur propre corps. La blessure intime peut avoir, selon les personnes, des origines très diverses, liées à la peau, à la nationalité, à la religion, à la condition sociale, aux rapports familiaux, à la sexualité, etc. Pour moi, elle est d’abord liée à ce sentiment, acquis depuis l’enfance, d’être irrémédiablement minoritaire, irrémédiablement étranger, où que je sois."
"Définitivement" étranger(e)...
Ou encore, "alien", comme diraient les formulaires administratifs états-uniens pour désigner tous ceux qui viennent d'ailleurs.
Un être un peu extra-terrestre, en somme.


Mais en poursuivant la lecture de Maalouf, il y avait aussi cette note d'espoir :
"Dès qu’on prend conscience de sa situation de minoritaire, on peut soit s’y cramponner, en affirmant fortement sa spécificité, soit chercher à la dépasser. Et dans cette seconde direction, deux voies sont possibles (...) : soit se fondre dans la masse des majoritaires, en dissimulant autant que possible son nom, ses signes distinctifs, ses origines ; soit se battre pour une société où le fait d’être minoritaire ou majoritaire n’aurait plus aucun sens. Cette dernière voie m’a toujours semblé la plus honorable, parce qu’elle reflète le désir du minoritaire de dépasser sa situation sans se renier ni renier les siens ; parce qu’elle part d’une vision universaliste et modernisatrice (...)."
Une (troisième) voie qui relève du même combat que celui de Rushdie et des autres chevaliers de l'impureté. Moi, c'est dans cet esprit précis que
je déplore les injustices dont souffrent les minorités autant que je réfute toute notion de discrimination positive (à l'américaine, et surtout pour la France) : cette dernière a finalement pour premier effet de figer les différences, empêchant par là un quelconque dépassement vers une société réellement en toute liberté, égalité et fraternité.

Dans les années 90, à Beyrouth, j'ai découvert les chansons de Brel. J'ai dû attendre 10 ans plus tard pour découvrir, à Paris, des textes en musique qui m'émeuvent autant. Et c'est sans doute cette chanson des Têtes Raides qui m'a le plus touchée :


(...)
J'suis pas inscrit sur la mappemonde
Y a pas d'pays pour les vauriens, les poètes et les baladins
Y a pas d'pays, si tu le veux, prends le mien

Que Paris est beau
Quand chantent les oiseaux
Que Paris est laid
Quand il se croit Français

Avec ces sans papires
Qui vont bientôt r'partir
Vers leur pays les chiens
On a tout pris, chez eux y a plus rien

(...)
On m'a donné un bout de rien
J'en ai fait cent mille chemins
J'en ai fait cent
J'en ai fait un
Un chemin de l'identité, l'iditenté, l'idétiten, l'itendidé
A la ronde
Et dans ce flot d'une idée rien j'aurais plus de nom j'aurais plus rien
Dis moi c'est quand, dis moi c'est quand
Que tu reviens
(...)

Têtes Raides, L'iditenté
Extrait de l'album Gratte-Poil
Le 2 octobre 2005, j'ai regretté de ne pouvoir être à Beyrouth pour assister à leur concert au Music Hall. Et que de fois, en écoutant L'iditenté, j'ai regretté de ne pouvoir faire preuve d'autant de générosité avec mes amis français qui, eux, m'ont acceptée à part entière comme une des leurs. A ces proches, quand ils traversent un moment de blues, combien je voudrais pouvoir également dire, avec autant de simplicité : "T'as pas d'pays ? Si tu le veux, prends le mien...". A défaut, je me contente de partager quelques pâtisseries de chez moi, et tout ce qui, de près ou de loin, s'apparente au mot Liban.

Cet été 2007, j'espère que,
en concert à Beyrouth, je pourrai voir ce jeune chanteur "libanais" devenu star en l'espace de quelques mois, Mika. J'aimerais surtout l'écouter chanter Grace Kelly en live, cette chanson écrite comme un pied-de-nez aux maisons d'éditions qui lui demandaient d'altérer son style muscial.



A chaque fois que je suis fière de partager mon identité avec lui, à chaque fois que je martèle sa libanité pour faire oublier une (autre) libanitude que j'estime moins glorieuse, à chaque fois, je prends bien soin de taire que Mika, contrairement à ce qu'affirme Wikipedia, n'est sans doute pas de nationalité libanaise. Parce qu'il n'est libanais "que" par sa mère et que, dans mon (autre) pays, la nationalité est un droit de sol et de sang, doublement masculin et exclusivement transmissible par le père. L'inverse de tout ce que je pourrais rêver pour un pays peuplé de 5 millions de minoritaires.

En soupirant, je pense à mon amie libanaise qui a épousé un mexicain, et dont l'enfant à venir, en vertu de lois mexicaines complexes, se retrouvera de facto apatride s'il naît ailleurs qu'au Mexique. Il sera finalement américain, car né aux US. S'il était comme moi, né à Beyrouth, il n'aurait eu droit qu'à cette carte de non-identité en guise de cadeau de bienvenue au monde :
Nom : The little one.
Père : Mexicain.
Mère : Libanaise.
Nationalité : Aucune.
Date de naissance : Septembre 2007.
Parfois, il est dur de l'admettre, j'ai honte de mon pays.