lundi 24 septembre 2007

Farewell to Charly

A la mémoire de Charles Chikhani
né en 1978 et décédé le 19 septembre 2007, à Beyrouth
dans l'attentat qui a également coûté la vie au député Antoine Ghanem


Mon cher Charles,

Je t'écris d'un appartement parisien, situé en plein coeur du quartier latin, dont les fenêtres s'ouvrent sur une rue piétonne où, des soirs comme aujourd'hui, des troubadours du XXe siècle exercent leurs talents jusqu'à des heures tardives de la nuit.

Mon cher Charles, nous ne nous connaissons pas mais je t'écris quand même, parce que les hasards de la vie libanaise nous auraient certainement amenés
à nous croiser, un jour ou l'autre. Je t'écris aussi parce qu'en vertu de l'exiguïté de ce pays qui est le nôtre, j'ai découvert que nous avions des parents et de nombreux amis en commun.

Nous avions également en commun notre âge, comme me le confirme Leb.org ce soir. Notre âge, nos études à l'étranger, et ce je ne sais quoi qui nous a poussés à revenir nous installer au Liban, envers et contre tout ce qui s'y passe depuis bientôt 3 ans. Ce sale espoir, comme j'aime à le répéter, me prenant pour Anouilh le temps d'une phrase. Et sans doute aussi, le temps de sublimer un peu le réel.

Mais le réel rattrape souvent ceux qui, comme moi, souhaitent l'occulter.

Mon cher Charles, je regrette qu'il ait fallu attendre ta mort pour te connaître, et pour découvrir tes traits dans un grand livre d'adieu, ouvert sur une page évidemment inachevée, à l'église Saint Julien le Pauvre.

Pour toi, ce matin, j'ai mis de côté mes principes de républicaine laïque et convaincue. Pour toi, j'ai été à la messe, à 11h précises. Et je dois t'avouer que, pendant la première demi-heure, j'ignorais si le rite était grec-catholique ou maronite. Moi, que la curiosité pousse à s'intéresser aux groupements de samouraïs de la fin de l'ère d'Edo, et à fouiller jusque dans la biographie des rônins les plus célèbres, espérant tracer un parallèle entre leurs guerres claniques et l'histoire de mon propre pays, moi, j'ai eu honte d'ignorer le rite d'une église située à 100m de l'appartement que j'ai habité pendant 10 ans. Dire qu'il a fallu que tu meures pour attiser ma curiosité, alors que l'histoire de notre pays, faussement présentée comme une série de guerres "religieuses", me pousse encore à refuser, avec force et violence, toute forme de religion : depuis que je suis adulte, je n'ai jamais voulu m'identifier à une communauté dont le Dieu pouvait être instrumentalisé au point de justifier le meurtre.

Pourtant, la messe de ce matin, à la fois en grec, en français et en arabe, au coeur de Paris, semblait faire l'éloge de ces mélanges que j'aime et qui font la richesse de notre pays. Avec une amie qui te connaissait, nous sommes arrivées à l'heure. L'église n'était qu'à moitié pleine puisque les libanais, tu le sais bien, n'ont jamais été de grands adeptes de la ponctualité. Comme beaucoup de méditerranéens, ils ont une conception un chouia élastique du temps : ils soignent leur look autant qu'ils aiment à être "fashionably late". A partir de 11h30 pourtant, des jeunes en tenue foncée, chemise grise ou robe noire, ont commencé à emplir le lieu.
Il y en avait qui étaient en jean, d'autres en costard. Le cheveu rebelle, certains laissaient une boucle scintiller à leur oreille gauche. Tous avaient l'air sombre. Il y en avait même qui arboraient fièrement cette croix sanglante qui me désespère, celle qui se termine par une pointe acérée et dont un certain métropolite a dit, un jour pas si lointain :

"الصليب منو خنجر "
(La croix n'est pas un poignard)

Bientôt, il n'y avait plus assez de place pour s'asseoir et, de temps en temps, je repérais une personne de plus à inscrire sur la liste de nos connaissances communes.

En sortant, avant l'heure - tu me pardonneras -, je suis tombée nez-à-nez avec un groupe de touristes sexagénaires. Je les ai regardés avec envie. Ils étaient à des milliers de lieues de se douter de ce qu'ils frôlaient. Et sûrement à des milliers de lieues d'imaginer que le prêtre venait de se tromper dans son texte, et que, dans un regrettable lapsus, il avait évoqué ton décès de "la semaine prochaine". Je t'avoue que je n'ai pas pu m'empêcher de rire, en me demandant si les mélanges que je prône sont finalement une si bonne idée... Debout à côté de vieux camarades de classe, noyés dans une brume d'encens, j'ai revu nos fous-rires, aussi adolescents que malvenus, dans l'immensité de l'église de notre école - qui est peut-être aussi la tienne...

Ce soir, sur msn, "Numb" et "||Goodbye Charles... R.I.P.||", en se connectant, te rappellent à mon souvenir. Ce soir, je réalise que, comme toi, j'aurais pu être de passage à Sin-el-Fil ce jour-là, de retour de chez des cousins qui habitent tout près. Comme toi, j'aurais pu faire partie des dommages collatéraux d'une absurdité digne du plus mauvais roman policier qui soit. Je réalise aussi que, de retour à Beyrouth, je marcherai dans les rues en pensant à toi. Comme Nathalie Bontems, je me demanderai probablement si mon trajet ne coïncide pas avec celui d'un député, et si l'une des voitures garées le long du trottoir ne cache pas 50 kilos d'explosifs en son sein. Comme des milliers de beyrouthins, je pesterai contre notre pays, contre ses voisins, contre les miens, et contre nos racines que nous n'avons pas choisies mais qui n'en finissent pas de nous ronger. J'enrage de mon impuissance et de l'impunité des crimes qui se succèdent depuis des années, sans que jamais une main coupable n'ait été saisie. Je pense à Samir, je pense à toi, je pense à tous ceux qui sont morts l'été dernier, et je me demande, bien entendu, à quoi ça sert.

Mes questions rejoignent celles
de Carla Yared qui parle de toi dans un article qu'elle clôt par :

"Ca sert à quoi, un pays qui tue ses enfants ?"

Mon cher Charles, j'aimerais que tu nous répondes, et que tu trouves, comme je n'arrive pas à le faire, des mots pour expliquer ton départ. Parce que la douleur de tes proches, qui sont aussi les miens, est indicible. Je la ressens comme autant de battements dans ma poitrine, et ne sait comment les consoler. J'aimerais leur dire qu'une partie beaucoup moins sanglante de notre culture s'exporte avec succès en ce moment même, que Caramel et Un homme perdu sont à l'écran des Mk2, que Caravansérail trône dans les devantures des librairies parisiennes et que, et que... Mais je bafouille et je sens bien que ce n'est pas assez pour endiguer le flot de leurs émotions.

Ce soir, une série de blogs affichent ta photo, et on t'a même dédié une page sur Facebook. Mais je parie que tu t'en fous. Je parie que ce que tu aimerais vraiment, c'est rentrer chez toi, comme tous les jours. Comme tous les jours jusqu'à hier.

Adieu Charles, tu emportes avec toi une fraction de l'espoir d'un avenir meilleur. Moi, je peux simplement te promettre d'essayer d'y croire encore, et de continuer à porter tes rêves, les miens, et ceux de toute notre génération, qui aimerait vraiment avoir un autre choix que de s'exiler ou de mourir.