samedi 8 août 2020

C'est déjà demain

Huit ans plus tard, Beyrouth. Comment ne pas reprendre l'écriture ? 

Mes larmes coulent encore, mon cerveau refuse la réalité. Je suis éventrée. Amputée d'une partie de moi-même. Je respire encore pourtant. Mon souffle s'arrête, reprend, s'accélère, s'achève en de longs soupirs. Ou en pleurs, à nouveau.

Sur mon bras, une blessure, somme toute superficielle. Peut-être un, deux, voire trois points de suture au plus, en temps normal. Je n'ai pas mal.

De ma gorge à mon estomac, le serrement, le noeud, la douleur. Jusqu'à l'asphyxie. Jusqu'à vomir. 

Je ne sais même pas comment je suis encore en vie. Il aurait suffit de quelques secondes, de quelques centimètres, d'un autre hasard. Pour moi, comme pour d'autres. Comme pour ceux qui ne sont plus. Comme pour ceux que j'aime et qui font de chaque départ un arrachement, et de chaque retour une joie. 

Mon corps souffre d'une plaie béante et muette en son centre. Comme ces maisons historiques dévastées dont il ne reste des trois arcades qu'un immense trou. Comme une tête sans visage. Sans même un cri. Sans savoir si demain sera encore possible.

J'ai mal. J'ai mal à mon côté gauche, endolori par le souffle. J'ai mal à mon coeur, endeuillé par l'horreur. J'ai mal au cerveau, embrumé par les pensées confuses. La pensée de la seconde d'avant le 4 août à 6h07. Et toutes celles qui suivent.

Je ne sais même pas comment je sais qu'il était 6h07. Peut-être la photo d'une horloge arrêtée dans un appartement dévasté. Mais à partir de là, le processeur cérébral s'emballe et bogue, à la fois. Les pensées se bousculent... Et si... Ou si... Toutes finissent de la même manière, par un haut-le-coeur. 

Mais la pire d'entre elles, la pire, la plus insidieuse, la plus difficile à supporter, la plus révoltante, celle qui ouvre un registre de nouveaux vocables, celle qui donne envie de mordre, de crier, de pleurer encore plus, de hurler, c'est celle qui me susurre, tout bas, comme une vérité qu'on cherche à éviter, que ce n'était pas, somme toute, inévitable. Que ce n'était pas un destin. Que, tout au contraire, c'est le résultat de responsabilités individuelles, prises dans leur unicité et dans leur collectivité. Que d'aucuns le clament haut et fort. Je questionne mes choix. Des milliers de fois plutôt qu'une. Quelle est ma part de responsabilité ? Qu'ai-je fait ? Qu'avons-nous fait ? Aurais-je pu, aurais-je dû en faire plus ? Faire différemment ? Faire autre chose ? Voter mieux ? Convaincre plus ? Construire cette troisième voie que je cherchais déjà, huit ans plus tôt ? Comment ? Pourquoi ?

Et pendant que je me questionne, je retrouve quelque part, mélangée à l'angoisse, nouvelle, du 4 août 6h08, mélangée aux larmes, mélangée, pour la première fois, à la peur, mélangée à la stupeur du choc, la colère. 

La colère qui pointe, mais que je n'ai pas encore la force d'assumer. 

La rage qui couve, comme les cendres encore chaudes sous le reste des silos de Beyrouth. 

Le désespoir aussi, parce que les émotions ne sont pas linéaires. Parce que l'espoir, ce sale espoir, comme l'appelle l'Antigone d'Anouilh, n'est pas au rendez-vous. Parce qu'il s'amenuise avec les heures qui passent pour ceux qui cherchent encore un être cher. Parce que le discours officiel, si tant est qu'il existe, n'a pas encore changé d'un iota. Parce que l'insupportable est multiplié cent fois, mille fois, cent mille fois par le non-dit et le déni de responsabilité, pris jusqu'à son paroxysme par l'absence d'empathie du pouvoir et par l'ampleur du gouffre qui sépare ceux qui souffrent de ceux qui semblent incapables de comprendre l'étendue de cette même souffrance. Et ce, malgré l'énormité de ce qui s'est produit. Malgré les images, insoutenables. Malgré les milliers de regards hagards croisés dans la rue. Malgré le bruit incessant du verre qui se brise, jour et nuit, depuis plus de 48 heures. Malgré les millions de vies anéanties en une seconde. Malgré un pan d'histoire brusquement éradiqué.

Et puis enfin, cette insupportable incertitude. Ne pas savoir ce qui s'est réellement passé et douter de jamais le savoir. Spéculer sur l'étendue des possibles. En choisir un ou plusieurs ne change rien. L'incertitude nous ronge, mine les conversations, polarise alors même que la douleur est incommensurable et qu'il faudrait, pour l'amadouer, commencer par appréhender l'incompréhensible. Se dire que tous les scénarios pointeraient au même constat d'échec d'un système gangréné n'est même pas un amer lot de consolation.

Le jour se lève, je suis inconsolable.

3 commentaires:

nahlous a dit…

Very well said cousin.

Cath Malard a dit…

Bonsoir,
Je pense fort à vous, ainsi qu’ Tous mes amis, je pense aussi à cette chance que vous devez éprouver d’avoir échappé à la mort et vous remercie pour la justesse de vos lignes imprégnées de cette colère incommensurable que tant de Libanais partagent désormais. Amie du Liban, ayant travaillé par intermittences à l’USj, y étant encore en novembre dernier pour « participer » à Thaoura, ( à défaut du Salon du livres, annulé) je suis fidèlement ce qui se passe dans ce pays incroyable, un peu fou, tellement passionnant. J’ai découvert ce matin votre article dans la revue La Pensée de midi (mars 2007), emportée dans ma valise pour les vacances ! Et j’ai décidé d’aller voir si votre blog était toujours actif. Et c’est le cas !
Puisse ce pays trouver enfin une alternative salutaire et juste, avec une foi chevillée au corps et au cœur, pour que la vie ensemble triomphe.
Recevez mes meilleures salutations,
Catherine Malard ( Angers)

Anonyme a dit…

Je n'arrive pas a imaginer la douleur, l'impuissance que tu ressens a cet instant. Mais tes mots, a la fois beaux et accablants, me donnent de l'espoir pour ton pays, car meme face a des défis qui semblent insurmontables les libanais sont forts et capables de determiner leur destin. Des fois il nous faut une tragédie pour se concentrer et se réveiller, pour se soulever contre le mal et l'incompetence qui se développe quand on se laisse diviser par ceux qui tiennent au pouvoir. Je suis sur que vous remonterez plus forts, meme s'il semble impossible de passer a autre chose. Sois sur que vos amis autour du monde, meme si on est loin, se tiennent prêts a vous soutenir. Courage et sache que tu es dans nos pensées.

Max