mercredi 12 août 2020

Une semaine plus tard...

Une semaine déjà… Une semaine où le temps n'existe plus. 

Une semaine que je ne sais plus comment commencer les conversations téléphoniques. 

- Allô ? 

- Hi… 

(Silence)

- Allô ?

- Oui, hi… 

"Ça va" m'écorche les lèvres. Je cherche désespérément une alternative. Comment ça pourrait aller ? 

De ces derniers jours, je ne retiens qu’une seule impression. Celle du trop-plein. Et cette douce phrase compatissante qui m'arrive de loin, couchée sur le vert pâle d’une messagerie instantanée, et qui fait le bien d'une vérité enfin avouée : "C’est beaucoup. Et beaucoup trop".

Trop de bruit. Celui, double ou triple, de l’explosion, bien sûr. Une première double détonation, interprétée comme le mur du son. Puis la suivante, une déflagration. Différente de toutes celles que j’aie pu entendre jusqu’ici. Différente des bombes de mon enfance, même les 240, ces bombes dont j’ignorais encore la taille, mais dont je mesurais l’impact à travers la gravité que semblaient prendre, à toute évocation, chacun de leurs deux-cent-quarante millimètres dans le ton des adultes. Différente des bombes de 2006, qui avaient déjà un son bien plus sourd et bien plus terrible que celui de la guerre (d’avant). Y a-t-il eu une troisième déflagration ? Ou était-ce le souffle ? Je me répète la séquence en boucle. Je ne sais plus.

Mais le souffle. Invraisemblable. Du jamais vu. Sauf peut-être à la télé. Sauf qu’à la télé, Bruce Willis s’en sort toujours, et avec un sourire un peu moqueur. La lumière voyage plus vite que le son, selon un principe physique que les libanais connaissent intimement bien. Ai-je donc entraperçu les effets de ce souffle dantesque lors d’un bref regard jeté en arrière, les premiers instants ? Peut-être. A moins que je ne l’aie rêvé. Je ne sais plus. 

Le bruit, encore, longtemps. Le bruit du verre qui se brise en éclatant, d’abord. Le bruit du verre qui tombe, ensuite, en vrac, de très haut, de partout, pendant plusieurs jours. Le bruit du verre qu’on déblaye, enfin. Mais aussi le bruit du verre qui crisse sous les pas, sous les pneus, qu’il faut éviter, qui tapisse les rues de grêle, qui serait presque beau s'il n'était pas mortel. Ce verre qui s’est projeté d’un coup, comme des millions de lames, dans les corps, dans les meubles, sur les lits, sous les lits, et qui se cache encore aujourd’hui, insidieusement, malgré les nettoyages successifs, dans les recoins insoupçonnés de chaque maison. Le bruit du verre que l'on fracasse, volontairement, pour le dégager des cadres auxquels il s'accroche. Puis le bruit du verre, cristallin, quand on le vide dans les poubelles, puis à côté des poubelles, saturées, où, progressivement, les débris forment des monticules en plein air, dessinant un étonnant paysage urbain dans les rues, sur les trottoirs, dans les parkings, dans la gare de Beyrouth, une gare hors d’usage depuis bien longtemps mais dont les employés continuent de recevoir un salaire. Un verre qui tinte lorsqu'un chat s'y aventure, de nuit, par mégarde ou par curiosité, mais sans jamais se blesser. Puis le bruit des tracteurs qui viennent réorganiser puis vider les poubelles, plusieurs jours plus tard, trop tard, avec trop de bruit, en plein jour, en pleine nuit, en plusieurs fois. Le verre partout, donc. Sauf sur les fenêtres. 

Les bruit des sirènes. Sans arrêt, depuis une semaine. Les blessés de l’explosion, d’abord. Les survivants des décombres, ensuite. Les manifestants, enfin. A chaque sirène, un serrement de cœur.

Le bruit des balles, en caoutchouc, en plomb, bien réelles, que l’on tire depuis samedi. Que la police tire sur des manifestants en colère, sans prévenir, sur les secouristes, sans distinction. Que d'autres tirent en l'air, sans raison que je puisse comprendre. Certains y voient de funestes ressemblances avec le début de la guerre en Syrie. Je n'y crois pas. Le déséquilibre des forces est trop important. Je ne veux pas y croire.

Le bruit des klaxons, incessants. Comme à Noël, quand les Libanais reviennent de tous les coins du monde et que les rues ne contiennent plus leur joie. Mais pas tout à fait comme à Noël.

Le bruit des bottes des militaires qui battent les trottoirs, armés de lourdes mitraillettes et de matraques blanches. Que font-ils dans cette ville dévastée, dans mon quartier, dans ma rue, en plein soleil, en plein midi ? Pensent-ils me protéger ? Il est trop tard. Bien trop tard. Je leur en veux. Leur attirail, violent par nature, me fait mal. Je ne veux pas, je ne veux plus de violence. Je les regarde droit dans les yeux, sans ciller. La colère transpire sous mon masque. Ma douleur aussi. Ils détournent le regard, systématiquement, comme honteux d’être là. Je triomphe, en silence. Et c’est une petite victoire dans une semaine noyée de bruit, avec trop peu de sommeil, quelques heures volées ici et là, souvent entrecoupées, parfois en plein jour, rarement en pleine nuit. Un voile s’est installé dans mon cerveau. Un voile pour ne pas voir, pour ne pas sentir. Pour laisser le temps panser les blessures de la chair. Puis celles, bien plus profondes, de l’esprit. Le temps fait bien les choses.

Mon regard dérape encore sur des choses qui font mal, ici et là. Les briques des vieilles maisons, d’abord en miettes, puis en poudre rouge orangé, par terre. La charpente en bois qui soutient ces tuiles, désormais à nu. Ces arcades, d’ordinaire si belles, décimées, éventrées. Ces plafonds sculptés et peints, des joyaux d’architecture, qui se donnent à voir, presque vulgairement. Pourtant, je ne veux toujours pas voir. Je n’ose pas voir. Pas encore. Pas déjà. 

Puis, curieusement, dans tout ce bruit, l’absence d'animation. Des conversations hachées, des amis atones, des anniversaires que l’on ne peut que souhaiter meilleurs l’an prochain, tous les ans, à partir de l’an prochain. Des volte-face en solitaire quand on pense ouvrir une porte en oubliant qu’elle n’existe plus et qu’on se console en se disant que c’est autant de gagné contre le Covid. Des pleurs qu'on étouffe. Les hommes, comme les femmes. Le matin, la nuit, pendant la journée. Ces larmes qui surgissent soudain alors qu’on pensait les avoir bien séchées, et qu’on tente de maîtriser face à une image, à une pensée, à un mot, à un visage ami que l’on voit, ou qu’on ne verra plus. 

Et puis se reprendre. Parce qu’il faut. Parce qu’une nouvelle semaine a commencé. Parce que le gouvernement est tombé. Parce que, dans ces prochains jours, tous les espoirs, même les plus fous, seront permis. Parce que le reste du monde continue de tourner. Parce que, sur Facebook, entre L’Enfer de Dante retrouvé sur une table brisée et les innombrables témoignages de vies détruites, on voit une photo de vacanciers, souvent des amis d’ailleurs, à la mer ou à la montagne. La photo d’une vie normale. D’une vie non libanaise. D’une vie en paix.

Se coucher en y rêvant. 

Juste la paix.

1 commentaire:

Cath Malard a dit…

Merci chère Nadine Chéhadé de me dire si vous avez bien reçu mon message quelques jours après ce terrible 4 août.
Bien cordialement à vous, Catherine Malard
cathmalard@orange.fr