vendredi 28 juillet 2006

Morne plaine

L'ennui s'installe à Beyrouth.
Ici, la journée et la nuit ont été exceptionnellement calmes, même à Dahyé. La routine s'installe. La ville s'active pendant la matinée, et se laisse lentement mourir à partir de 15h. Il m'arrive de plus en plus souvent de gravir les escaliers en raison des pannes de courant. Je ne sors pas depuis 3 soirs : je ne sais donc pas si les bars accueillent encore ceux qui refusent de se laisser écoeurer, et qui tentent de soutenir une économie nocture moribonde. Gemmayzé et Hamra devraient s'en tirer : le Torino et le De Prague n'ont fermé leurs portes à aucun moment. Les endroits un peu plus "m'as-tu-vu", type Monot, Centre-Ville ou autres lieux branchés sont déserts.
Je ne sais plus trop quoi dire pour rester au plus proche de la réalité sans me répéter. L'horreur finit par être lassante, même pour ceux qui la vivent - ou peut-être surtout pour ceux qui la vivent. Je commence à perdre la notion des jours de la semaine.
On revoit les mêmes personnes (celles qui restent), on n'a plus trop envie d'aller aux nouvelles (on attend qu'elles arrivent), on ressasse les mêmes conversations, les mêmes images, les mêmes chaînes télévisées (LBCI, Future, ANB, Al Manar, Al Jazeera, Euronews, France 2, BBC, CNN, on compare, et on recommence). Je distingue désormais les immeubles qui se sont nouvellement écroulés de ceux qui ont été atteints hier ou avant-hier. Je rêve, quand tout sera fini, de tenir un blog des "autres" choses de ce pays : de l'éclectique hangar d'art ouvert dans une ancienne usine (Art Lounge), à l'adaptation libanaise des Monologues du vagin (Hake Neswen - ie, Paroles de femmes), en passant par le me'té, tortueux légume de la montagne, proche du concombre (je suis preneuse de la traduction française).
Face à la résistance du Hezb, Israël promet une intensification des bombardements : les 100 "bunker buster" américains semblent être arrivés à destination, via l'Italie ai-je lu aujourd'hui... Le Qatar ou l'Italie, c'est du pareil au même : certaines de ces bombes peuvent atteindre 6 mètres de profondeur ; sur Wikipedia, les images du test sont terrifiantes.
Pour ne rien arranger, après les étudiants iraniens, Al Qaeda (ie, la règle) promet de s'en mêler aussi, par la voix un peu hésitante de Zawahiri, son n°2. Pourtant, 5 jours avant sa mort le 7 juin 2006, Zarqaoui (ex-n°1 - place à laquelle le n°2 ne semble pas avoir été promu) avait reproché au Hezb de protéger "l'armée des sionistes contre les frappes des moudjahidines à partir du Liban", l'accusant ainsi d'entretenir "une relation dangereuse avec Israël". Je ne sais pas si je dois encore en rire : après tout, nous ne sommes plus à une contradiction près...
A Amchit, une base de l'armée libanaise et un relais radio (Sot Lebnen - La Voix du Liban) ont été bombardés à partir de la mer. Quelque part au Sud, des libano-américains sont sous les décombres de leur maison. J'imagine que les Etats-Unis ne s'en offusqueront pas. Le Vatican appelle à un cessez-le-feu. Road Larsen (émissaire des Nations-Unies au Moyen-Orient) pense que la guerre n'a pas encore atteint son pic. Damas se plaint du fait que les bombardements se rapprochent de ses frontières. Je trouve aussi facile de regarder ce qui se passe sur un écran télévisé que de manifester dans les rues syriennes son soutien au Hezb. Mais je ne critique nullement le peuple syrien qui a généreusement ouvert ses maisons aux réfugiés libanais : en dépit d'une certaine rancoeur à l'encontre du régime Assad, je ne peux souhaiter à personne de vivre ce que nous expérimentons aujourd'hui.
Et Tsahal et le Hezb crient à la victoire contre l'ennemi : les premiers arborent fièrement un drapeau libanais et un drapeau jaune du haut de leurs chars ; les deuxièmes se font une joie de rappeler que la guerre de 67 n'avait duré que 6 jours et promettent de nouvelles surprises. En termes de surprises, je suis moi-même étonnée que la réponse au bombardement d'une usine (de dentifrice) à Kiryat Chmona ne se fasse pas entendre plus sévèrement à Beyrouth. Peut-être que la catastrophe écologique du fuel de Jiyé, qui s'est déversé dans la Méditerranée et qui atteindra bientôt les côtes israéliennes, appelle les acteurs à un peu plus de retenue. J'en doute pourtant très fort : Israël a promis de pilonner le Sud jusqu'à raser des villages entiers si nécessaire. Mais nécessaire à quoi ? Aucune armée régulière n'a jamais réussi à venir à bout d'une guérilla en la bombardant.
Israël a décidé d'envoyer 15.000 soldats au front, pour contrer les combattants du Hezb, estimés à 5.000 : un rapport de 3 contre 1, alors que le Hezb affirme accepter un rapport de 4 morts pour 1. Loin des surenchères et de l'assurance médiatique des uns et des autres, j'essaye d'imaginer les processus de prise de décision. Après tout, partout, ce ne sont que des hommes (et des femmes) qui parlent : ils doivent avoir leurs vies, ne pas nécessairement être dépourvus de tout sentiment, et peut-être même se laisser un peu dépasser par les événements. Puis je pense à tous les dégâts de ces 15 derniers jours et je me trouve trop indulgente envers l'irresponsabilité des deux camps.
Au sein du gouvernement libanais, les propositions de Siniora à Rome n'ont pas convaincu le tandem Amal-Hezbollah. Comme elles n'ont pas convaincu à Rome non plus, on nage dans l'impasse la plus totale. J'ai trouvé assez audacieux, de la part du Ministre de l'Energie, Mohammad Fneich (pro-Hezb), de reprocher au Premier Ministre de ne pas avoir discuté ses propositions avant de les soumettre à la communauté internationale : après tout, un des points épineux du moment (et dont on reporte sagement la discussion à plus tard), c'est justement la prise de décision unilatérale du Hezb d'enlever deux soldats israéliens.
Mais enfin, la cinéaste Danièle Arbid a bien résumé que nous n'avons d'autre choix que de composer avec le Hezb :
" (...) Depuis l'année dernière, notre gouvernement et tous les acteurs civils de notre société n'ont cessé de raisonner le Hezbollah pour empêcher que le pays ne soit pris une nouvelle fois, en otage. Nos hommes politiques ont peut-être échoué mais jusque la dernière minute, ils ont essayé. Et ils essaient encore. Et nous, l'écrasante majorité des Libanais, nous savons qu'il faut croire au dialogue et au compromis.
Nous le savons parce que nous l'avons payé cher par le passé. Nous l'avons payé de notre guerre civile, des 150.000 morts, de la destruction de nos villes et de nos villages, de notre misère. (...) Par peur de revivre notre guerre civile une deuxième fois, nous ne pouvons pas déclarer la guerre au Hezbollah. (...) Nous ne pouvons que dialoguer et négocier et raisonner. Et même réduits aujourd'hui au rang de boucliers humain, nous refuserons cette guerre entre nous et sous toutes ses formes. Nous sommes les démocrates du Moyen-Orient. Car nous avons appris."
Oui, je crois que nous avons appris. Aujourd'hui, rien ne m'agace plus que les journalistes étrangers, parachutés là et se croyant encore dans l'Irak qu'ils ont quitté, qui posent et reposent la même question : "Ne craignez-vous pas une autre guerre civile ?". Si je voulais être mauvaise langue, je dirais qu'ils la souhaiteraient presque pour pouvoir mieux la déplorer par la suite. La réponse est "Si". Si, nous la craignons, et PARCE QUE nous la craignons, nous ferons tout pour qu'elle n'ait pas lieu. Les chefs des différents courants politiques n'arrêtent pas de le répéter : l'union et la solidarité d'abord. Certes, les opinions divergent fortement quant à la légitimité de l'action du Hezb, mais personne ici ne souhaite revivre la guerre (d'avant). Nous n'avons pas eu le temps d'oublier.

Ces derniers jours, je pense souvent à Rudyard Kipling. En temps normal, je n'aime pas les tons moralisateurs et je préfère toujours les v.o. Mais en l'occurrence, je traîne les deux premiers vers de la traduction française de mon enfance (par André Maurois) :
"Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir..."
Sans dire un seul mot... Comme pendant la manifestation silencieuse dont j'ai rêvé et qui aura lieu à Londres demain. Je pense à Ghandi, et je me dis qu'un silence grave et massif ne peut qu'imposer le respect et exiger une réponse. Pour tous ceux de Ain Ebel, qui commencent à être malades de boire l'eau du bassin d'irrigation, je prie pour avoir raison.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Par votre écriture et vos récits quotidien, vous êtes entrée en résistance contre la bêtise des hommes (et je ne dit pas des humains...).
Continuez!!!

Anonyme a dit…

bonjour,
le mekté c le concombre sauvage m'a-t-on dit
j'ai peut-être un moyen de vous tirer de votre ennui (c une prop de travail)
pouvez-vous me contacter svp

sibyllerizk@lecommercedulevant.com

Anonyme a dit…

Bonjour,

J'ai decouvert votre blog par l'intermediaire du Figaro. Votre temoignage est poignant pour nous Europeens qui vivons cette guerre de loin, confortablement assis derriere nos ecrans de PC ou de television.

Comment comprendre cet acte israelien? Le Liban est un pays qui a su se tourner vers l'avenir, fort de son passe et de son energie tournee vers le futur, et cherchant a eviter les erreurs du passe. Nous aurions bien des lecons a prendre du courage des hommes et des femmes qui ont reconstruit ce pays et ont su etre assez entreprenants pour relancer une economie florissante il y a encore 15 jours.

Je ne peux comprendre que la solution pour se proteger de l'islamisme soit d'essayer d'apauvrir un pays source de richesse, de progres et de democratie. La misere n'est qu'un terreau que trop riche a toute ideologie extremiste.
Comment peux t'on justifier un tel acharnement contre des populations civiles qui comme la plupart des israeliens ne cherchent qu'a vivre en paix?

Quel monde allons-nous transmettre aux generations futures? Je veux encore croire en l'humanite et me dire que dans ce monde il y a des hommes de bonne volonte qui sauront reconstruire la paix sur les ruines du passe.

Mon seul acte de resistance est de transmettre le lien de votre blog autour de moi et de prier pour votre peuple et pour qu'un cessez-le-feu intervienne rapidement.

Mes pensees se tournent vers vous et votre pays en ces temps troubles.

Bien cordialement

Sophie