dimanche 23 juillet 2006

Je ne suis pas un rat

Mon frère et sa femme sont partis ce matin.
Hier soir, à 21h30, ils ont reçu un appel de l'Ambassade de France. A 9h30, je les y accompagnais. Chacun avait droit à 10 Kgs de bagages. Ils devaient prévoir de l'eau et de l'écran solaire. Ils ont pris le nécessaire, ainsi que quelques provisions. A 12h, ils étaient enfin à l'ombre, sous les préaux du lycée français. A 16h, ils embarquaient dans un bus. A 18h30, et à l'issue de 9 heures de check-in, ils étaient sur un bateau en direction de Larnaca. Ils voguent à l'heure où j'écris ces lignes, sans doute inquiets pour ceux qu'ils laissent derrière eux. Sont-ils assis ou couchés ? Dorment-ils ? Ont-ils le mal de mer ? Dans tous les cas, demain, ils seront à Chypre. Dans 24h à 48h, au plus tard, ils seront à la maison, à Paris.
A Beyrouth, l'Ambassade de France se situe sur la route de Damas, non loin du Musée National, de la faculté de médecine de l'USJ (mon université) et des bâtiments flambant neufs de la Sûreté Générale. Récemment rénovés, les locaux de l'Ambassade jouxtent ceux du Centre Culturel Français (communément appelé CCF), de l'AFD (Agence Française de Développement) et de l'AUF (Agence Universitaire de la Francophonie). Juste derrière, on peut encore apercevoir des immeubles entièrement criblés de balles : certains sont sans portes, ni fenêtres ; ces dernières années, ces visions d'un autre temps devenaient de plus en plus rares. La route de Damas, à ce niveau là, se confondait avec la ligne de démarcation. Il a fallu lutter pour qu'un immeuble y soit préservé en l'état, pour la mémoire de ceux qui, croyait-on, n'auront pas connu la guerre (d'avant).
Au point de rassemblement, dans une rue adjacente, il y avait foule. Enfants, parents et bagages attendaient. Il était impossible de savoir qui était plus nombreux des voyageurs ou de leurs accompagnateurs. La queue s'étalait en plusieurs demi-cercles autour d'un point d'entrée unique : les gens étaient debout côte-à-côte en une masse compacte vers l'avant, plus clairsemée vers l'arrière. Des enfants confondaient le bourdonnement des valises roulant sur l'asphalte avec celui des avions. Des femmes affolées essayaient d'atteindre les barrières sans perdre ni valises, ni petits. Des familles avaient la larme à l'oeil, d'autres patientaient sagement. Des étrangers semblaient un peu perdus dans le chaos ambiant. Des drapeaux espagnols, belges et allemands flottaient par-ci par-là. Une caméra filmait scrupuleusement les différentes scènes. Je l'ai fusillée du regard. Dans ces moments douloureux où la fierté (ou la pudeur?) exigerait la solitude, il faut encore se faire arracher l'image de son malheur, la diffuser, et déverser ses pleurs sur des millions de téléspectateurs hypnotisés, saturés et, le plus souvent, indifférents.
Il n'y a pas de mots pour décrire ici la chaleur, l'attente, l'angoisse, l'incompréhension des enfants, la fureur des adolescents ou la résignation des adultes. Moi, je leur en veux presque de partir. A la télévision, ils ressemblent à des rats qui, en désertant le navire, en présagent la fin. Moi-même, je m'en voudrais dans quelques jours, lorsqu'il faudra partir, comme pourtant prévu. Je me le répète souvent : je ne serai pas évacuée ; je rentrerai à Paris, comme prévu. Non pas comme un rat, mais simplement COMME PREVU.
Lorsque j'ai quitté les voyageurs, le soleil tapait déjà fort. Quelque part, pas loin, un coq chantait. Partout ailleurs, il n'y avait rien que le silence.
Je leur avais donné mes petits pains au chocolat. J'ai voulu en acheter d'autres. La pâtisserie Pâte à choux était fermée. Normal. Après tout, aujourd'hui, c'est dimanche.

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