mardi 17 août 2021

De l’autre côté du miroir

Ce weekend, en réponse à un email dans lequel je décrivais sommairement l’accélération de la détérioration libanaise, une amie et collègue m’a écrit : « C’est fou comme tu vis un quotidien différent du mien, alors qu’on a le même âge, la même éducation, le même boulot et qu’on est en contact fréquent. On dirait que tu es de l’autre côté du miroir. » Qu’elle s’appelle Alice rajoutait un charme délectable et surréel à ses mots.

« De l’autre côté du miroir ». J’y ai pensé tout le weekend. Cette expression résume sans doute notre situation. La vie, après tout, continue. Comme elle le fait toujours. J’avais donc décidé, ces dernières semaines, d’adopter la devise de Robert Frost, cet extraordinaire poète de l’ordinaire qui disait de la vie : « It goes on; and hence, so must we. » 

Mais on a beau enrager des pannes de courant (EDL et générateurs privés fournissent une moyenne de 10h à 12h par jour, au mieux), de devoir vider réfrigérateurs et congélateurs, de manger des aliments plutôt cuits que crus (incluant le fromage) pour éviter tout pépin stomachal en pleine pénurie de médicaments et déroute hospitalière ; on a beau se consoler en se disant qu’on a vu pire et qu’on n’a pas à craindre, tous les jours, pour nos vies ; on a beau s’accrocher à l’idée qu’il y a encore un avenir possible, ici ou ailleurs, et qu’on n’est pas les plus mal lotis de cette planète terre ; on a beau se concentrer sur la majesté des montagnes et l’immensité du soleil couchant dans la mer par-delà les collines où, malgré tout, on arrive encore à ne pas trop se soucier de charger son téléphone et son ordinateur ; on garde finalement, comme une dissonance permanente, la curieuse sensation de vivre dans un univers parallèle. 

Parce que, de l’autre côté du miroir, la vie continue, par la force des choses. Mais elle continue différemment. Et le décalage que pose cette différence de deux réalités (avant / maintenant) dans le même espace et en un temps record pose un immense défi d’appréhension du réel à tout un chacun. 

Un défi intellectuel d’abord : analyser les raisons de l’échec collectif est la partie relativement simple de l’équation ; trouver les solutions concrètes qui permettraient à l’ordre établi de finir par basculer vers un équilibre plus juste et « plus responsable » s’avère d’une complexité inouïe ; toutes les options se terminent, dans le meilleur des cas (réalistes), par un long cheminement fait d’incertaines petites victoires qui, sur le très long terme, dix ou vingt ans, pourraient peut-être aboutir ; de quoi décourager et pousser au départ plus d’un.e. 

Un défi émotionnel ensuite : mentalement, je retrace le yo-yo de ces (presque) deux années ; des rumeurs de l’instabilité de la livre libanaise et de la menace de l’effondrement au désespoir de voir des hectares de forêts partir en fumée alors que les responsables se disputent pour savoir qui va éteindre le feu ; à l’embrasement des pneus à l’annonce d’une taxe wassup ; à l’espoir insensé de voir des centaines de milliers voire des millions de mes concitoyens dans la rue pour revendiquer leurs droits les plus basiques ; à ce creux dans l’estomac quand on pense à aujourd’hui, à ce que « basique » veut dire et à combien ce « basique » vient justement à manquer ; à cet instant de peur en pleine nuit, un jour de révolution vécu de loin quand la vie et les voyages continuaient encore, à cette panique à l’idée qu’au bout de tout ça, finalement, il pourrait ne rien se passer ; à la rage que, justement, deux ans plus tard, il ne se soit rien passé ; à la cocasserie de ce feuilleton du monde des affaires, qui naît au Brésil, grandit sur les bancs de mon école, et finit, à quelques rues de la mienne, par sortir d’une boîte à musique pour narguer le Japon comme la France ; à la solitude paisible du premier confinement, à la pesanteur angoissante de ceux qui ont suivi et à l’incertitude de ceux, potentiellement, à venir ; à ces jours qui s’écoulent en années, sans autres aspérités que le tragique d’un quotidien en déliquescence ; au trauma du 4 août, de mon propre sang qui s’étale en gouttelettes sur le parquet de la maison de mon enfance, de celui de tant d’autres, découvert plus tard, et de celui que l’on découvre encore aujourd’hui, par hasard, au détour d’une conversation badine ; à la réalisation dépite qu’il n’y a plus vraiment de conversation badine, sauf peut-être dans certaines bulles isolées, ou alors ailleurs ; au rassemblement de la gigantesque colère du 8 août 2020 et à celui, triste et beau à la fois, du 4 août 2021 ; à l’euphorie de la victoire des indépendants aux élections de l’ordre des architectes et ingénieurs de Beyrouth ; à l’amertume de l’explosion du 15 août 2021 ; à la fureur de devoir transporter les blessés ailleurs dans la région, alors que nous sommes l’hôpital de la région, que nous l’étions, que nous l’avons été, que nous pourrions encore l’être, que nous aurions pu l’être, si seulement… Retenir ses larmes, se consoler des malheurs d’ailleurs, et puis crâner, un peu, en s’accrochant à sa routine, à son sport, à son travail, à ses passions, à sa famille, à ses ami.e.s. Voler quelques instants de bonheur en se retrouvant, pour une heure ou deux, autour d’un verre ou d’un repas, dans un îlot de lumière au bout d’une rue sombre. Ne pas regarder les prix pour ne pas en être affolé, moins pour soi que pour les autres. Ne pas s’effarer qu’il n’y ait pas de pain autre que de mie. Ne pas penser à la vie d’avant la crise, à nos vies d’avant-hier, à leurs vies détachées, ici ou ailleurs. Vivre en apnée sensorielle. Relever les coins des deux lèvres, simultanément. Continuer. Manger, même avec moins d’appétit. Boire, même sans plaisir. Discuter, même sans conviction. Se délecter pourtant de dormir dans la fraîcheur étoilée d’une maison de montagne plutôt que dans la moiteur noire de Beyrouth. Allier une chose et son contraire. Subir la contrainte. Se réjouir de la détourner. Débattre et se débattre. Tous les jours. Puis voir un.e ami.e pleurer. Puis un.e autre. Puis encore un.e. Immobile, sans danger apparent ni imminent, sentir son cœur battre tellement fort qu’il en devient impossible de respirer. Vouloir fuir en courant alors que les abeilles butinent les fleurs. Inspirer bien fort, bien régulièrement, comme dans un cours de yoga. Puis retourner en apnée. S’affairer. De quoi rendre fou.

Un défi existentiel, enfin : dans tout ce maëlstrom d’événements et de sentiments, quel avenir ? Pour les familles dont les enfants risquent, pour la 3e année consécutive, de rater l’école, non pas à cause de la pandémie mais à cause de la pénurie de carburant qui affecte les déplacements des professeurs et des enfants autant que leur capacité de donner et suivre les cours en ligne, puisque la prochaine étape, redoutée, est celle des coupures d’Internet et du réseau mobile, quel avenir ? Pour les parents dont les médicaments se trouvent de moins en moins en pharmacie et de plus en plus dans les valises venues de l’étranger, quel avenir ? Pour ceux qui, naguère fortunés, voudraient se conforter d’un repas chaud et que le gaz vient à manquer, quel avenir ? Pour nos dépôts, coincés à la banque, quel avenir ? Pour ces entreprises qui naviguent à vue en perdant inexorablement talents et revenus, quel avenir ? Et pour les libanais, comme pour les afghans 20 ans plus tard, quel avenir ? De quoi désespérer.

Voici de quoi est faite la vie qui continue, de l’autre côté du miroir. De rage et d’incrédulité. Des heures passées à réfléchir sans trouver de réponse satisfaisante ou d’action significative. Des masses d’énergie drainées pour les choses essentielles. De lutte pour garder la raison. Pour avoir le choix. Le choix de ne pas subir autre chose que ce que les hommes ne maîtrisent pas. Le choix de penser librement et de vivre dignement. Le choix de la normalité plutôt que le non-choix de l’anormalité.

A la petite fille de mes voisins qui se demandait pourquoi je voulais savoir si je pourrai prendre l’ascenseur puisque je gravis toujours mes 6 étages à pieds, devant elle, avec entrain et allégresse, j’ai répondu : parce que je préfère avoir le choix. Parce que je voudrais qu’à l’avenir, elle l’ait, elle aussi, ce choix. Et celui de s’endormir en pensant que demain sera meilleur qu’aujourd’hui...

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