mardi 8 septembre 2020

Un pouls sous les décombres

-- Rédigé la nuit du 5 au 6 septembre 2020 --

La nouvelle m’est parvenue il y a deux jours. Il y aurait un pouls sous les décombres, un petit cœur battant au rythme de 18 pulsations par minute. La nouvelle était proprement incroyable.

Dans la touffeur de l’été libanais, sa semaine la plus torride depuis des mois, on se remet à espérer.

Les recherches démarrent dans l’après-midi du 3 septembre et vont se poursuivre toute la nuit.

Au petit jour, le cœur d’un bon nombre de libanais bat au rythme de ces 18 coups par minute. Les télévisions envahissent les maisons dès l’aube. Les réseaux sociaux n’ont pas cessé de la nuit. Ils racontent les héros. Ils racontent les turpitudes. 

Je ne sais pas ce qui est vrai. Je ne sais pas ce qui est faux. Comme souvent. Ce qui est sûr, c’est qu’au saut du lit, moi aussi, j’allume la télévision, j’appelle mes amis, je gesticule en pyjama en arpentant mon salon, je consulte compulsivement mon portable. Comme beaucoup, je veux y croire. Je sais bien que l’espoir est faible. Mais l’élan de solidarité est tellement beau que je veux y croire, désespérément.

Les protagonistes viennent du Chili. Il y a Flash, le chien renifleur qui sait retrouver les humains sous les décombres. Il y a son équipe, Topos, les taupes, un des corps d’élite du secourisme mondial. Il y a la machine, une valise rectangulaire, orange et métallique, qui comprend, saurais-je plus tard, un scanneur sonore et thermique. Il y a la foule en ébullition, exigeant l’action immédiate, prenant les devants en vociférant lorsqu’elle l’estime nécessaire, mais se muant en une masse immobile et silencieuse lorsqu’il faut mesurer les pulsations enfouies. Il y a l’armée. Il y a la défense civile. Il y a un homme en combinaison et casque, qui a travaillé sans fléchir toute la nuit et qui prend le soin, avec douceur, de parler aux caméras pendant une brève pause. Il y a les journalistes, bien entendu. Il y a les téléspectateurs, comme moi. Bientôt, il y aura les universitaires, avec un autre scanner et une caméra qui se faufile entre les pierres pour transmettre les images en 3D de l’intérieur du rez-de-chaussée, un bar sous les arcades, et c’est comme si on y était. Puis il y aura les experts français, dont les chiens avaient déjà reniflé le site sans rien trouver, plusieurs semaines auparavant.

Mon cœur palpite. L’excitation est à son comble. Il faudrait une ou deux heures de plus pour retrouver cet autre cœur qui s’accroche à la vie, qui s’y est accroché pendant trente jours. Le suspense est intolérable. La tension est bien supérieure à celle jamais ressentie devant un écran, fût-il de cinéma. A 9 heures, panne de courant. Je crie, je trépigne, je bous. Le courant revient. La télé avec. Je me calme. Mon cerveau tente de digérer l’information continue. Je voudrais tout savoir, plus vite, plus clairement. Je zappe d’une chaîne à l’autre, d’un écran à l’autre.

Un adulte, sans doute mort ? Et un enfant ? Assis ? Pourquoi assis ? Assis pendant 4 semaines ? Dans le coma ? Comment peut-on le savoir ? Est-il possible de survivre sans eau aussi longtemps ? C’est peut-être un chat ? On en a trouvé un en Italie, après 28 jours. Ou un chien ? Mais non, c’est bien un humain. Possiblement deux. Il faut tout faire pour les retrouver. Quelle est la précision de la valise chilienne ? Pourquoi ne suis-je pas médecin ? Ingénieur ? Amis humanitaires, répondez-moi autre chose que : « Nous n’avons pas ce type d’expérience au Liban ». Pourquoi les travaux avancent-ils si lentement ? L’immeuble risque-t-il de s’écrouler encore plus ? Il serait comme un gigantesque Jenga dont il faudrait ôter les pièces une à une, lentement et délicatement, malgré l’urgence ? Ce bel immeuble en pierre de sable, savamment construit avant l’invention du ciment, reposant sur cinq clés de voûte et soufflé aux deux-tiers, est-il encore possible de le sauver ? De le reconstruire sans le démolir entièrement ? Avec ses persiennes, dites vénitiennes, mais bien de chez nous ? Faut-il précieusement garder chaque pierre, chaque poutre, comme certains le font, quelques rues plus loin ? Ces papiers qu’un homme jette d’un geste agacé et qui s’envolent à tout vent, que contenaient-ils ? L’histoire d’une vie ? Qui habitait là ? Est-ce que quelqu’un, quelque part, regarde, impuissant, ce bulldozer finir de saccager ce qu’il reste de son salon et se désole de voir son histoire familiale éparpillée en live ?

Je vais, je viens, je tourne en rond, je m’assois, je me lève, je mange, je bois, je parle à voix haute, je sens le sang couler dans mes veines. Je me sens pleine de gratitude pour cette équipe chilienne qui me redonne espoir. Qui redonne espoir à un peuple entier. Et je veux croire qu’il soit entier, ce peuple, en ce moment. J’aimerais exprimer ma gratitude. Ce trop-plein d’un bonheur aussi inattendu qu’inespéré. Pour une fois, je n’ai pas envie de pleurer, même de joie. J’ai juste envie d’embrasser, d’enlacer, de partager la liesse comme on le fait souvent chez les humains, comme on le fait toujours chez les libanais, en tous cas avant le Covid : par le contact et par l’effusion, bruyante, de préférence.

Je lis sur les réseaux sociaux que ce pouls est celui de tout libanais qui s’accroche à une bribe d’espoir pour ce pays. Pouls. Nabad en arabe, comme une onomatopée.

Ledit pouls baisse à 2%. Je panique. Avoir survécu un mois et mourir à quelques heures de la délivrance. Non. Ce n’est pas possible. Mais si. Ça a bien été le cas de ce pompier coincé sous les silos du port et qui a appelé ses parents à l’aide juste après l’explosion. Ils ont accouru sur place, mais il s’est avéré que les démarches administratives pour autoriser sa géo-localisation ont pris plus de temps qu’il ne lui en restait à vivre. Je n’ose pas imaginer la douleur de ses parents.

Je comprends l’expression « chaque minute compte ». Je compte les secondes, les minutes, les quarts d’heure, les demi-heures, même les tiers d’heure d’usage chez nous qui n’avons pourtant de la Suisse qu’une métaphore nostalgique. Je me retiens bien de me rendre sur place pour ne pas gêner les experts. J’aime que la vie compte. Et qu’elle compte au point qu’une seule d’entre elles justifie des efforts démesurés. Sans relâche. J’aime le sens de la débrouillardise des libanais. J’aime la générosité dont ils savent faire preuve et qui s’exprime ici dans toute sa splendeur.

Je partage la nouvelle avec mes amis et mes collègues de l’étranger, et c’est le monde entier qui retient désormais son souffle. Les heures tournent. Le trou creusé en une nuit et les débris cèdent progressivement la place à un premier étage déblayé. Un immense aspirateur est installé. Une caméra thermique tente de repérer les corps. Un laser capture trois millions de points toutes les trois secondes. Tellement de technologie au service de la vie. Et non de la guerre. Il faudrait que ce soit toujours le cas.

Plus que 80 cms ? La hauteur d’une table standard. On y est bientôt. Au prochain coup de pelle. Je suis fébrile. Je voudrais prier. Je voudrais qu’un miracle s’accomplisse devant mes yeux.

Qui va-t-on trouver ? Un petit éthiopien que les autorités de mon pays regarderaient avec embarras ? Une petite libanaise ? Dans quel état ? Pour quel avenir ? Autant de questions auquel seul le futur répondra. Je trépigne d’impatience. 

Plus que 40 cms ? Non ? Plutôt 3 mètres ? Comment ça ? Et pas à cet endroit ? Je m’emporte. Comment la science peut-elle être aussi imprécise ? Pourquoi les journalistes n’ont pas encore trouvé un ou des scientifiques qui nous expliquerai(en)t tout ? Et si la science a des limites, pourquoi la foi ne pourrait-elle pas, par la force de la communion collective, faire un miracle ? Juste un seul. Juste aujourd’hui. Comme si les 18 religions qui habitent mon pays en faisaient la demande simultanée, accompagnées dans leur élan de cette 19e religion, la plus récente du registre, celle dite « civile » et que, à défaut de savoir légiférer en bonne et due forme, l’on a entérinée comme une communauté supplémentaire, il y a quelques années. Parce qu’ici, il est impensable d’avoir la foi et de vouloir un Etat laïc.

Le service de la municipalité aurait donné une contravention au camion-grue qui aide à bouger les éléments de structure sans que tout ne s’effondre. Parce qu’il aurait été mal garé. Un camion-grue qu'une libanaise déterminée à réussi à recruter au milieu de la nuit, lorsque les autorités, défaitistes, estimaient qu'il fallait attendre 8h du matin pour en trouver un et qu’entre temps, autant aller dormir. J’enrage. Je suis dégoûtée par ceux-là qui ne sauveraient pas un enfant pour sauver leur pitance.

Je balaie ces pensées. Je veux y croire, envers et contre tout. Je voudrais que mon sang s’écoule plus vite pour que le temps s’accélère vers un dénouement heureux. C’est beaucoup d’émotions. Une fois de plus, c’est beaucoup trop.

Mais cette fois, c’est différent. Pour la première fois depuis un mois, depuis le 4 août, je me sens vivre. Vivre. Pas seulement survivre. Pas seulement avoir survécu. Pour la première fois depuis ces trente longs jours qui ont souvent commencé, quelques secondes après le réveil, par un coup de poing dans l’estomac, mon cœur bat la chamade. Mon corps est dans une expectative frénétique. Mon cerveau le comprend au milieu du torrent émotionnel qui me traverse. Mon cerveau note : je suis encore en vie. Mieux. Je suis encore capable de vivre. Je sais encore espérer.

Je respire profondément. J’essaye de me concentrer. Je me mets au travail sans éteindre la télé. La journée passe. Les recherches se poursuivent. A Vallauris, Annie Cordy rend son dernier soupir. La nuit arrive. Je m’endors quelques heures. Une autre journée passe.

A l’aube de ce troisième jour, le communiqué de presse tombe. Il n’y a plus de chances de trouver de survivant(e)s dans les décombres. Les opérations s’achèveront en ce dimanche matin. Il n’y aura pas eu de miracle. Le pays aura haleté pendant deux jours. Flash se sera blessé la patte. On aura tout tenté. Pour rien. C’était insensé. Mais peu importe. On aura tout tenté quand même, malgré le manque de moyens, malgré les obstacles, et c’est ça qui compte.

Cet espoir-là est mort. Mais un autre est né de ce qu’il a insufflé. Et moi, je veux vivre pour le porter. 

Peut-être parce que, comme je me surprends à le fredonner, les cantiques, ça ne vaut pas Claude Françwé.

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