mercredi 19 juillet 2006

Une étoile dans le ciel

Ce soir, j'ai vu les étoiles.
Du balcon des amis chez qui je dînais, la montagne libanaise brillait de ces millions de petites lumières qui la magnifient chaque nuit. La splendeur du paysage, la petite brise d'été et le calme de la journée nous auraient presque fait oublier l'atrocité de ces derniers jours. Quelques instants de tranquillité, et cette agression (j'ai enfin trouvé le bon terme) paraît tout à coup totalement irréelle : je caresse encore l'espoir de me réveiller d'un long cauchemar.
L'odeur de brûlé persiste.
En dépit des bombardements de la Bekaa et du Sud, en dépit des soldats de l'armée libanaise morts lors d'une attaque particulièrement lâche (asséner un premier coup, attendre que les secours s'organisent, puis porter le coup de grâce), en dépit des camions de marchandises pulvérisés alors qu'ils stationnaient dans des quartiers résidentiels, la journée aura été calme à Beyrouth. Je n'en crois pas mes oreilles. J'ouvre les volets pour mieux m'assurer de l'absence de bruits hélas (re)devenus familiers. Je n'entends que les générateurs qui grognent. Je crois reconnaître quelques avions. Je m'étonne de l'absence de déflagration. Je redoute la première. Sera-t-elle proche ? Sera-t-elle sourde ? Sera-t-elle meurtrière ? J'ai presque envie de l'entendre pour ne plus être dans l'angoisse de l'attendre. Je me raisonne intérieurement.
Je pense à la démagogie de certains médias étrangers : devant le meurtre d'un bus de civils, se demander s'il y avait un "terroriste" parmi eux ressemble curieusement à la justification d'un acte de barbarie ; expliquer le bombardement de camions par la volonté d'empêcher la circulation d'éventuelles roquettes me semble hasardeux ; qualifier une destruction systématique de "frappes ciblées" me paraît un fort mauvais jeu de mots. A ce train, chacun d'entre nous sera bientôt une cible ambulante, les cadres du Hezb pourront se terrer dans ma cave ou ressembler à de jeunes filles blondes en maillot de bain, et il ne se trouvera personne pour s'en étonner. L'opinion internationale, anesthésiée par la peur du terrorisme, semble avoir perdu sa capacité d'indignation.
Ici, on s'emporte parfois contre la télévision, on approuve certains discours, mais on reste dans le flou le plus total quant à la solution. Je sature de Fairuz à 20 ans, je ne veux rien avouer à Majida el Roumi, et je vais finir par en vouloir à ce cher vieux Wadih, tout pur qu'il soit (tous des stars de la chanson patriote libanaise). L'ignorance de ceux qui osent remercier les libanais de "rendre leur fierté aux arabes" me laisse sans voix.
Toujours est-il que l'accalmie de ce jour nous aura permis de découvrir ce que signifie l'exode d'un demi-million de libanais : les réfugiés affluent dans les écoles, les jardins publics et les lieux de culte. Ils manquent de tout : matelas, médicaments, nourriture, eau. Ils manquent aussi de réconfort, mais personne ne songe à le réclamer. Les secours s'organisent : les grandes associations (Worldvision, Caritas - Secours catholique, la Croix-Rouge et les autes) se concertent pour mettre en place une logistique efficace, les banques en appellent à la générosité des mieux nantis, les organisations recrutent des volontaires. Je me suis inscrite pour aider à distribuer les vivres : j'espère ainsi transformer en action positive un flegme qui commence à me peser. J'ai besoin de palper du doigt la réalité que mon esprit persiste à refuser.
Trop jeune, inconsciente et indemne, j'ai vécu la guerre (l'autre guerre) comme une étrangère aux événements de mon propre pays. Que de fois, plus tard, n'ai-je regretté de ne pas avoir eu l'occasion de manier une gâchette, de sentir mon coeur d'adolescente battre, de connaître les combats, la douleur et la peur... ? Que de fois ne me suis-je surprise en flagrant délit de contradiction entre mes convictions de paix et mes pulsions meurtrières ? Que de fois, que de fois... ?
Même les bourgeois de mon quartier mettent la main à la pâte : la cohabitation forcée ne convient guère à leurs goûts, mais ils ne sont pas encore dénués de tout sentiment. Pourtant, on sent la peur poindre chez les quelques autochtones qui n'ont pas pris la route de la montagne. Chez ceux qui n'écoutent que leurs instincts, la peur irraisonnée de la différence n'est pas moins marquée ici qu'ailleurs.
De partout affluent des emails de protestation, des photos sanglantes et des liens vers divers sondages d'opinion. En l'espace de 18 mois, les libanais de l'étranger auront connu la frustration de ne partager ni la liesse ni le malheur de leurs compatriotes. L'expatriation est une longue série de petits manques. Pour éviter ces sacrifices du quotidien et pour éviter la schizophrénie de la double identité, j'ai choisi de revenir habiter dans cette région du monde. Mes projets d'avenir me semblent aujourd'hui se dessiner en point d'interrogation.
Les évacuations se poursuivent. L'ambassade de France m'a confirmé aujourd'hui qu'il restait de nombreux enfants sans parents à rapatrier. Suivront les femmes enceintes, les vieux, les malades et les familles. En toute logique, les jeunes cadres dynamiques en bonne santé et dotés d'un toit confort 5 étoiles, d'une nounou et d'Internet (ie, moi) passeront en dernier. Je ne m'en plains pas.
Permières déflagrations. Je suis à la fois furieuse et contente de n'être pas soulagée.

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