samedi 22 juillet 2006

Sans titre

Ce matin, quand j'ai écrit que le pont de Mdeirej était coupé en deux, je n'avais pas encore vu les images. C'était un euphémisme. Il faut imaginer le pont de Mdeirej : le plus haut pont du Moyen-Orient, la gloire des mégalos et le malheur des écolos, construit à coup de millions de dollars, reliant deux montagnes du Liban, surplombant la vallée qui les sépare à une hauteur de 100 m, filant tout droit vers Damas, vertigineux, moderne, tout gris de béton, bigrement efficace pour le transport des hommes et des marchandises... Il y a quelques jours, les premiers bombardements l'avaient déjà rendu impraticable aux roquettes. La nuit dernière, l'acharnement des avions israéliens l'a amputé d'une voie. Celle du retour à Beyrouth. Sur 200 m, de son faîte jusqu'à sa base, le pont est désormais couché à flanc de montagne. Le moignon qui lui reste tend désespérément ses fers au-dessus du vide.
J'ai beau tenter de garder la tête froide depuis une semaine, le pilonnage systématique finira par me rendre haineuse. Je n'ose pas imaginer les atrocités qui suivront l'offensive terrestre en cours.
Mais parlons d'autre chose. Parce que malgré tout, il nous arrive souvent de rire dans la journée, peut-être même plus que d'habitude. A moins que nous nous en souvenions plus que de coutume. La photo du cardinal Sfeir, de retour de son séjour aux Etats-Unis, m'a beaucoup fait rire : ce n'est pas tout les jours que l'on peut voir deux hommes d'église parés d'une tenue quasi-militaire. Mar Nasrallah Boutros Sfeir est la plus haute instance maronite au Liban : malgré tout le respect qu'il faille afficher envers les personnes âgées et les figures religieuses, j'ai toujours trouvé cocasse qu'il partage avec son homologue chiite, cheikh Hassan Nasrallah, le divin nom de Victoire de Dieu.
Plus tard, mes deux ministres des Affaires Etrangères étaient debout côte à côte. Douste Blazy a dit : "Cette violence est contre-productive". Là encore, je n'ai pas pu m'empêcher de rire. Peut-être était-ce nerveux ?
J'ai remarqué que, depuis la création de ce blog, j'envahis la table de notre salle à manger : ordinateur, imprimante, câbles, papiers, livres et objets divers s'étalent dans le désordre le plus complet, tous les jours un peu plus. Les autres pièces de la maison ressemblent à Beyrouth : elles sont désormais presque vides. Tout a été soigneusement rangé. C'est à la fois une mesure de protection et une vieille habitude : les libanais, capables des meilleurs barbarismes sans le savoir, ont l'habitude d'estiver à la montagne (ie, fuir la chaleur moite de Beyrouth pour l'air frais de la montagne toute proche, où ils ont le plus souvent une résidence secondaire). Après avoir profité des bienfaits de la mer, nous irons bientôt nous installer à plus de 1.800 m d'altitude, pour goûter pendant plus d'un mois aux bonheurs arides de la haute montagne. Ensuite, ce sera la rentrée des classes, l'odeur des nouveaux cahiers et le grand ménage de l'automne. Les tapis retrouveront leur place, les housses n'auront plus à protéger les meubles de l'ardeur du soleil et les bibelots trôneront à nouveau sur les tables. C'était le rituel annuel de mon enfance. Je m'y replonge avec nostalgie en raison de la guerre à l'extérieur et de l'intérieur actuel de ma maison, préparée pour un départ inopiné et à durée indéterminée.
En 1984, je me souviens d'avoir interrompu mon année scolaire, pour la première fois de façon consciente. Le pourquoi, je l'ignore encore : c'est en 1982 que l'armée d'Ariel Sharon (est-il encore maintenu en vie ?) entrait à Beyrouth. Pourquoi fuyions-nous donc vers le nord deux annés plus tard ? A chaque fois que j'essaye de fouiller ma mémoire, les dates se confondent, les images se brouillent dans mon esprit, et je ne me souviens plus que du bonheur d'habiter au bord de la mer et d'aller à l'école l'après-midi : nous attendions que les élèves de l'école dont nous avions emprunté les bâtiments aient fini leurs cours pour entamer les nôtres. Depuis, je n'ai jamais compris pourquoi il fallait se lever tôt pour aller à l'école.
Nous suivions le double programme des bacs libanais et français. J'ai étudié la Révolution Française, les guerres napoléoniennes et les deux Guerres Mondiales. Je me souviens des débats passionnés que nous avions, adolescents, autour du Général de Gaulle et de la constitution de la Ve République. En revanche, mon livre d'histoire libanaise se terminait sur cette phrase : "En 1946, le dernier soldat français quitte le sol libanais". Je n'ai de la guerre (d'avant) que mes souvenirs d'enfant et mes lectures d'adulte. Je me demande combien de mes concitoyens la curiosité a poussés jusque dans les livres.
En 1989 et 1990, j'ai également dû interrompre mon année scolaire. La première année, mes parents me promettaient que je retournerais à l'école sous peu : emballée par cette chance inespérée de mieux préparer mes examens, j'ai appris par coeur les premières pages de mon livre d'histoire (Bordas). Au bout de quelques semaines, lassée de voir et revoir Louis XIV et Mazarin poser, j'ai commencé à lire assidument : Mickey Parade et Super Picsou Géant étaient mes favoris, le Grand Meaulnes mon livre fétiche, mais les déboires de Charles Bovary me laissaient un sentiment d'ennui profond.
Depuis ce temps, à chaque fois que la paresse l'emporte sur ma volonté, je suis certaine qu'un événement extraordinaire viendra m'accorder le sursis nécessaire pour finir mes travaux. Je n'avais pas si tort. En 1996, il y eut l'opération israélienne baptisée "Les raisins de la colère" et, plus tard, en France, les grandes grèves parisiennes : je dois être une des rares à les affectionner ; elles ont un arrière-goût d'enfance.
En 2006, j'ai simplement envie de reprendre ma vie d'il y a 10 jours, planifier mon prochain retour à Beyrouth et rêver de la bibliothèque de mon futur appartement.
J'ai passé l'après-midi à la montagne. Ou plutôt, je l'ai passée à observer Beyrouth, sa pointe et ses tentacules de béton, les navires dans son port et les frégates au large. J'ai photographié la grisaille dont je parle depuis quelques jours, en me demandant si le ciel allait enfin se décider à pleurer sur mon pays. Le coucher d'un soleil absent était tout à fait remarquable.
Dans les reportages télévisés, entre deux colonnes de fumée, on peut encore apercevoir les drapeaux du Brésil ou de l'Allemagne, fièrement affichés dans tout le Liban à l'occasion de chaque Mondial (ie, la coupe du monde de football, telle qu'on l'appelle ici) : l'avantage de n'avoir pas d'équipe nationale, c'est que la fête est garantie, quel que soit le gagnant.
Une foultitude d'autres détails m'ont frappée.
Dans les rues, la poubelle commence à s'entasser : j'avais oublié tous ces monticules qui enlaidissaient les rues de Beyrouth et qui ont abouti, en 20 ans, à l'édification d'une énorme décharge municipale en bord de mer, près du port, portant le nom tout à fait saugrenu de Makab el-Normandy (Makab signifie décharge).
A Gemmayzé, la pancarte d'un magasin arbore fièrement "Saint-Etienne, capitale française de l'armement". Depuis 9 ans que j'habite en France de façon quasi-continue et qu'il m'arrive de fréquenter des stéphanois, je n'ai jamais eu vent d'une telle information. Google confirme qu'on n'en parle pas assez.
Dans le journal, on n'oublie pas Gérard Oury et Rabbi Jacob, même par les temps qui courent. Les programmes des chaînes télévisées locales sont toutefois "suspendus en raison de la situation".
Les avions israéliens survolent encore Beyrouth à basse altitude : tous les radars de l'armée libanaise ayant été détruits, les DCA sont aveugles et les pilotes israéliens à l'abri de leurs tirs. Pourtant, je n'ai pas entendu de forte déflagration depuis 24 heures. La nuit dernière, c'était au tour de la Bekaa de connaître, impuissante, le pire déluge de feu de son histoire. Ce soir, à qui le tour ?
La Future, chaîne de feu Hariri, marquait aujourd'hui (mais c'est déjà hier) : 522... li'ajli Loubnan (ie, pour le Liban) ; elle compte religieusement les jours qui séparent le 14 février des résultats de l'enquête internationale sur le meurtre de son fondateur. Comme 2005 me semble loin.
Aujourd'hui, les israéliens enterraient leurs morts. La cérémonie était de mise, et les cercueils entourés d'un drapeau frappé de l'étoile de David en son centre. Dans la ville plusieurs fois millénaire de Tyr, les cimetières sont pleins. Des cercueils en bois brut sont tagués de numéros et alignés par de jeunes soldats dans une tranchée creusée aux abords de la ville. Pendant ce temps, on discute à New York, on fixe un congrès à Rome, on se réunit au Caire, à Moscou ou à Paris : en bref, on temporise...
Pendant ce temps, j'ai mal pour mon pays.

1 commentaire:

Maya a dit…

Bonjour Nad,
merci pour ces moments de la vie à Beyrouth, pour tes réflexions et tout ce qui fait que, malgré la distance, on se sent un peu plus proches de vous. Toute ma famille est au Liban et je pense très fort à tous. C'est très dur de vivre cette situation de si loin, sans toujours réussir à joindre nos proches.
Je mets un lien vers ton blog sur le mien que j'ai commencé il y a 2 jours: http://mayalb.blogspot.com

Amitiés et tenez bon,
Maya