lundi 21 août 2006

Un peu du rire et de l'oubli

Depuis 48h, je n'ai pas tapé une ligne. Je n'ai pas regardé les infos. Je n'ai pas lu le journal. Je n'ai pas répondu à mes emails. J'ai vaguement retourné quelques appels.
Depuis 48h, j'essaye de me détendre un peu, de m'oublier, et de ramener ma tête là où se trouvent mes pieds, c'est-à-dire loin de Beyrouth.
Depuis 48h, je broie du noir du matin au soir. Mes siestes et mes nuits sont peuplées de scènes absurdes. J'ai honte de l'avouer. Je me débats avec ma conscience autant qu'avec mon inconscient. Je dors fatiguée et me réveille épuisée. J'ai beau taper du pied, je n'ai pas l'impression de remonter à la surface.
Ce soir, je suis rassurée de voir que Mazen (Kerblog) semble être dans le même état que moi.
Je voudrais arrêter d'écrire, reprendre ma vie d'avant tout ça, et, comme avant, ne confier mes mots qu'à mon ordinateur. Au resto, au boulot ou à vélo, quand des phrases toutes faites me viennent à l'esprit, je m'efforce de les en chasser. Mais elles me reviennent encore et encore, jusqu'à ce que, de guerre lasse, je me décide à les griffonner quelque part.
Ce soir, je me rends donc à l'évidence : plus j'occulte ce dernier mois, et plus j'y pense ; plus j'y pense, et plus j'ai envie d'écrire ; plus je m'en empêche, et plus je rêve.
Il y a dix jours, je vivais encore normalement. J'assistais, tranquille, aux événements de ma propre vie. Impassible témoin du conflit qui ensanglantait mon pays, j'étais parfaitement à l'aise dans mon rôle de scribe. J'essayais d'embrasser les différents points de vue pour mieux les dépasser. Pendant tout ce temps, c'était quelqu'un d'autre qui se déchirait. Moi, j'écrivais.
Aujourd'hui, j'ai l'impression que ma sensibilité est, au contraire, exacerbée à l'extrême. Je n'en peux plus de ces gens qui me demandent comment ça va, ni de leur répondre que ça allait, et que ça ira. Je n'aime pas être considérée comme une rescapée. Je n'aime pas culpabiliser d'être indemne. Je n'aime ni susciter une pitié mal placée, ni la traquer à tort dans le regard de mes interlocuteurs. Je n'aime pas en arriver à écrire que "je suis presque nostalgique de ce dernier mois, passé à attendre la nuit pour écrire, l'aube pour me coucher, et le matin pour lire mes mails et les commentaires sur mon blog". Je n'aime pas regretter l'horreur pour me sentir plus proche de mes concitoyens. Je n'aime pas ce monstre que j'essaye de dompter en moi.
Et je n'aime pas que mes copains non libanais ne comprennent pas les blagues made in Lebanon : je n'aime pas ce nouveau fossé qu'on a creusé entre nous. Ca me rend terriblement triste d'élever mon rire pour dédramatiser, et de l'entendre retomber dans le silence ou la désapprobation. Je n'aime pas me justifier. Je n'aime pas parler de moi. Je préfère m'intéresser aux autres et parler avec eux.
Moi, je fais juste ce que je peux. Je ne suis pas sociologue, je ne suis pas politologue, je ne suis pas anthropologue. Je ne cherche pas à faire de la pro-pagande, ni de la contre-pagande. Je n'ai pas de prétentions particulières. Coincée quelque part entre la poule et l'oeuf, j'essaye simplement de prendre du recul et de dénoncer l'absurdité, là où je la vois. Je fais ce que j'ai vu faire pendant la guerre (d'avant) : quand les lendemains m'angoissent, quand je m'inquiète pour mes amis, quand je n'arrive plus à maîtriser mon humanité, j'essaye encore de rire. Peut-être pour oublier de pleurer. Peut-être pour oublier d'avoir mal. Plus jeune, et comme mon ami Camille (Stroobia), j'avais aimé ce livre :
Pour moi, le rire permet d'établir une certaine distance, qui permet à son tour de réfléchir froidement. Il me permet d'oublier de réagir avec mes instincts primitifs. D'oublier que mon agenda s'est arrêté le 2 juillet. D'oublier que la popularité de ce blog est en chute libre depuis que je suis à Paris, et encore plus depuis l'arrêt des hostilités. D'oublier que le nombre de visiteurs a atteint son pic au lendemain de Cana. D'oublier que je ne comprends pas en quoi tuer 24 personnes d'un coup ou en tuer une par heure est différent : au total, ça fera toujours 24 morts dans la journée ; 24 fois intolérablement mal. D'oublier que Cana a eu lieu tous les jours pendant 5 semaines et que, comme le disait ce soldat israélien : les premiers jours, ce sont encore des noms ; ensuite, il ne restera plus que des chiffres. D'oublier cet homme qui se convulsionne de douleur en pensant avoir retrouvé les cadavres de ses parents. D'oublier de me demander "pourquoi ?". D'oublier mon désarroi. D'oublier que, dans le fond, je ne sais pas ce qu'il faut faire. D'oublier que j'ai trop de questions et trop peu de réponses.
Et la troisième voie, que je cherche plus que jamais, se définit par une double négation (et les libanais savent combien ça ne fait pas une nation - cf. Georges Naccache). Cette troisième voie, ce n'est ni celle du gouvernement israélien, ni celle du Hezb. C'est celle de ces millions de voix qui ignorent comment se faire entendre, qui condamnent la violence, et qui ne souhaitent qu'une seule chose : qu'on les laisse vivre en paix.
Ou plutôt : qu'on les laisse vivre, tout court.
Moi, je suis comme tout le monde : je veux simplement garder l'espoir.

8 commentaires:

Anonyme a dit…

je trouve aussi que l'apres guerre a un gout terrible... impossible de vraiment travailler, impossible de continuer notre ete la ou il s'est arrete, quasi impossible de parler normalement aux gens, meme au liban, des qu'on sort, on se retrouve a parler de departs, visas etc....
et encore plus que pendant la guerre, on a du mal a imaginer la vie ailleurs...
meme si ce week end tout etait ouvert.
est ce rassurant?
yasmina

Maya a dit…

Chere Nadine,
Je comprends chaque mot que tu ecris, chaque sentiment que tu decris. Moi je dis: fais toi plaisir. N'en deplaise a tout le monde, n'en deplaise meme a ta conscience. Fais toi plaisir
Maya

Anonyme a dit…

Ne croyez pas que la popularité de votre blog soit en chute libre
parce que vous avez moins de commentaires.
Je continue à vous lire depuis que vous êtes à Paris et je comprends
ce que vous ressentez mais que vous dire?....je ne trouve pas les mots....

Anonyme a dit…

moi aussi je te suis chaque jour et je comprends , je ressens le même malaise. J'ai aussi été rapatriée fin Juillet . Je pense tout le temps aux volontaires d'Offre joie qui se démènent pour aider,à la famille, aux amis, aux enfants de l'AFEL...
Espérer ,croire que la 3ème voie est possible .Celle de l"Amour ,de la Vie et de la Paix .Je lance un SOS pour le Liban sur www.channa07.com

Claudine a dit…

Nad je suis daccord avec Waldic, le nombre de commentaires ne reflètent pas forcément le nombre de lecteurs (preuve en est que lorsqu'un commentaire a suscité des réactions y en a eu plein :)), mais comme tu l'as si bien dit, il me semble que tt le monde se sent un peu "at loss", las, uncomfortably numb, c un peu le marasme de l'après guerre, l'entre deux guerres, je ne sais pas quel titre donner à cette période. Gardons l'espoir, oui, en attendant, Kundera je l'achète demain. Camille, on en reparlera :)

Anonyme a dit…

Naaaaaaaad !!!!

On veut te lire nous !!! encore et encore, je t'assure !!!

Je suis limite frustrée de ne pas avoir retrouvé de nouveau post dans ton blog que je consulte à plusieurs reprises dans une même journée !

Je vais te dire ce que je ressens : depuis les premiers jours de cette nouvelle guerre, je me suis sentie totalement vide, démunie, impuissante, un peu nue ou orpheline... 1èrement parce que mon pays je ne le porte non seulement dans mon coeur, mais je dirai même plus : je l'ai DANS LA PEAU !!!!! rien ne peut m'en séparer. A tel point que, et la est ma 2ème raison, j'ai poussé ma mère (qui en 2006 encore tente de panser les plaies de l'autre guerre, comme beaucoup d'entre nous me direz-vous) à retourner s'installer au Liban.

Elle venait donc de se ré-installer à ashrafieh et le cauchemar était de retour. Non seulement je culpabilisais de ne pas être dans MON pays à ce moment là, mais j'avais aussi ce truc qui ronge parce que ma mère y étais retournée à cause de moi...

ET ... Je suis tombée sur ton blog, qui en dépit toutes ces horreurs qui arrivaient tous les jours, tous ces morts et ce pays, mon pays, réduit en cendres, me donnait tous les jours non seulement les infos venant de TOI, nad, libanaise, jeune :), un peu de france et un peu de liban, vivant +/- dans le même quartier que moi (quand j'y habitais) et, ayant vécu l'autre guerre, et bien... comment dire, je me suis retrouvée en toi, et comme un lecteur peut s'attacher à un personnage du livre, bahhhhhh c'était un peu ça que j'ai vécu, et c'était un grand grand soutien... LA CHALEUR LIBANAISE, INEXPLICABLE POUR CELUI QUI NE L'A PAS VECUE AU MOINS UNE FOIS :))))

Alors nad, tout ça pour te dire :

CONTINUUUUUUUUUUUUUEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEE

à toi,

P.

Anonyme a dit…

En gros, s'il t'est déjà arrivé de lire un livre et t'y attacher, à tel point que tu ne veux pas qu'il puisse se terminer... Limite quand tu es à la page 242 tu te dis 'merde, il ne reste plus que 10 pages nooonnnnnnnnnn' et tu ne veux pas çaaaaaa !!!

bah c'est pareil :)))

P.

Anonyme a dit…

Très authentique!!! Quelle personnalité riche!!! Epatant! tu as le don de l'écriture, continue s'il te plaît, C'est ta façon à toi de sauver ton peuple qui souffre. Bravo!!!