Beirut-Lego
En partant de Beyrouth, le jeudi 10 août, je me souviens avoir été marquée par la sortie du port.
Indifférente au vent marin que j'adore habituellement, debout sur le pont de l'impressionnant Mistral (dénommé à juste titre BPC, Bateau de Projection - de force - et de Commandement), je ne pouvais détacher le regard du relief de ma ville. Aux soldats de la légion étrangère, qui regrettaient de ne pas avoir dépassé le port, je racontais l'histoire de la tour Rizk, du squelette de la tour des frères Murr et ennemis, de la tour pointue et inachevée du nouveau centre-ville et de la décharge du Normandy. Je leur expliquais l'étroitesse de la côte, la vallée derrière l'horizon et la végétation des montagnes de mon pays : je les aidais à distinguer, sous le gris du ciel, le pins parasols qui tracent une large ligne pointillée de troncs au sommet des montagnes. Je leur faisais miroiter les neiges éternelles de Qornet el Sawda (ie, la pointe noire, plus haute cime du Liban avec 3.088 m d'altitude), leur indiquant les cèdres du Nord à ma gauche et ceux du Barouk à ma droite.
En parlant, avec force de gestes et de moulinets faussement contenus, je me demandais s'ils percevaient le regret qui me surprenait dans ma propre voix. Je me demandais aussi ce que ces soldats-mercenaires, qui effacent leur passé le jour de leur entrée dans la Légion, pensaient de moi : après tout, il aurait suffit d'un ordre contraire pour que, au lieu d'être sous leur protection, je me sois retrouvée au bout de leurs fusils. Cette pensée ne m'a pas quittée un seul instant tant tout me paraissait absurde et fortuit. Entre deux explications, j'appellais Beyrouth, et suivait avec passion les pérégrinations de mes amis au supermarché.
Et parmi ces mille pensées qui m'assaillaient en voyant ma ville s'éloigner, j'ai remarqué les grues et les containers, multicolores et entassés sur les docks, qui faisaient ressembler le port désert à un immense tapis recouvert de petites briques de Lego. Beyrouth semblait attendre qu'une main enfantine ou qu'un Deus ex machina la (re)construise. Fascinée, j'avais demandé à une jeune fille, blonde et encore inconnue 1 heure auparavant, de prendre une photo. Je lui avais laissé mon Gmail sur un bout de papier, déchiré du carnet où je griffonnais sans arrêt.
Quasiment un mois après le départ, soit il y a quelques jours, je recevais les photos.
J'y distinguais la silhouette du démesuré Metropolitan à Sin-el-Fil (proche banlieue de Beyrouth, au nom déformé par les années, dérivé de Saint-Théophile), la montgolfière du centre-ville, le port du Saint-Georges en éternelle reconstruction, et surtout, les trous des obus de la guerre (d'avant) sur les murs de l'hôtel qui jouxte le Phoenicia.
Voilà des années que les grues ont envahi le ciel de ma ville et que, partout, de nouvelles constructions au prix exorbitant (3.500$/m² au Centre-Ville, superficie minimale de 200 m²) nous privent progressivement de ce plaisir beyrouthin à la fois simple et grandiose : celui de voir d'un côté la mer, et de l'autre la montagne.
Mais ce qui n'a pas manqué de me faire sourire, c'est cette incroyable et gigantesque photo de Haïfa, recouvrant de sa robe rouge le flanc entier d'un immeuble de 10 étages à Jal-el-Dib. Décidément only in Lebanon.
5 semaines après mon arrivée à Paris, 4 semaines après le cessez-le-feu, 1 semaine après la levée du blocus, et quelques jours avant le retrait des derniers soldats israéliens du Sud-Liban, je réalise avec joie que j'arrive enfin à me projeter dans l'avenir.
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