dimanche 6 août 2023

Indélébile (1/3) - La date

Indélébile. Adjectif. 1528. Du latin indelebilis "indestructible". Qui ne peut s’effacer. Souvenir indélébile. Inoubliable. Dixit Le Petit Robert.

Indélébile. La date. Le 4 août. Comme toutes les dates indélébiles, nul besoin de mentionner l’année. Au Caire, lors de mes premiers séjours, cette caractéristique mémorielle m’avait déjà frappée. Kobri 6 October. Le pont du 6 octobre, qui donnera son nom à tout un quartier. Plus loin, Me7war 26 Julio. Le corridor du 26 juillet. Adjacent, Kobri 15 Mayo. Le pont du 15 mai.  Pour une étrangère, c’était presque cocasse tant cette juxtaposition de dates augmentait la possibilité de se tromper d’adresse. Comment s’en souvenir ? Pour mieux comprendre, j’ai interrogé l’histoire. Le 6 octobre ? 1973. Début de la guerre contre Israël menée par l’Egypte et la Syrie, quatrième de la série des guerres israélo-arabes, également dite guerre du Yom Kippour ou guerre du Ramadan, lancée le jour du Yom Kippour qui coïncidait cette année-là avec le dixième jour du Ramadan. Une victoire pour l’Egypte vu l’effet de surprise créé et l’accord de paix signé avec Israël, qui lui permettra de reprendre le Sinaï, sa partie asiatique et désormais destination touristique de prédilection, avec des complexes balnéaires pharaoniques à Sharm el Sheikh, sur la Mer Rouge, où j’ai eu, une fois, la chance de me baigner avec des poissons multicolores. Le 15 mai ? 1971. Début de la Révolution Corrective, dont le nom peut faire sourire, lancée par Sadate pour purger le gouvernement des nasséristes. Le 26 juillet ? 1952. Date du départ du roi Farouk, suite au coup d’état démarré trois jours plus tôt par le Mouvement des Officiers Libres, mené entre autres par Abdel Nasser. Le fait que le corridor et le pont soient aujourd’hui adjacents prend alors une tout autre signification, même si le 26 juillet l’emporte de loin en longueur. D’autres dates à l’année "blanche" sont gravées dans ma mémoire et dans celle de nombre de mes contemporains. Le 11 septembre ? New York, 2001. Le 18 juin ? Londres, 1940. Le 14 juillet ? Paris, 1789. Le 4 août ? Beyrouth, 2020 ! 

C’est comme si c'était hier, trois ans plus tard. Je note au passage que je suis restée silencieuse en 2022. Comme si les mots, le temps d’une année, n’avaient plus eu leur place. Et pourtant... Le rassemblement de 2023, hier, était très émouvant. J’y suis allée sans croire une seule seconde à la possibilité d’une justice pour les victimes, tant la loi du plus fort et du mieux armé prévaut. J’y ai été parce qu’il le faut, malgré tout. Parce que j’aime faire ma part, même si elle est modeste. Parce que je me dis que tout est une question de probabilités. Que mon action individuelle a une très forte probabilité d’être vaine. Que cette action individuelle, agrégée à beaucoup d’autres, a une toute petite chance de ne pas être vaine. Et que ce qui est sûr et certain, c’est que l’absence de toute action signerait le triomphe de l’injustice. Et ça, je ne peux m’y résoudre.

J’ai donc emprunté le même chemin que l’an dernier, dévalant la colline jusqu’au port. J’ai constaté les quelques bâtiments encore ravagés. La place Mar Mikhael inachevée pour cause d’interférences politiques, à l’intersection des rues Gouraud et Pasteur, là où l’immeuble d’angle n’a pas encore été réparé. Le squelette en béton qu’est devenu depuis trois ans le siège de l’Electricité du Liban, EDL, qui ne fournit pas plus de quatre heures de courant par jour, et dont les fenêtres éventrées se teintent, sous l’effet du soleil couchant, particulièrement les jours d’été, d’une magnifique palette allant du jaune pâle au rouge orangé, dans une juxtaposition de carrés colorés qui mêleraient le cubisme et l’impressionnisme. J’arrive sur l’autoroute Charles Hélou. Surprise : notre autostrade côtière, qui s’arrête net un peu avant Tyr au Sud et un peu après Tripoli au Nord, n’est ici barrée que d’un seul côté, celui du port. Je ne suis pas la seule à en être mécontente. Voitures, camions et deux roues passent entre les manifestants de tous âges dont les rangs grossissent à mesure que s’approche l’heure de la commémoration. Une mobylette rase les stands et manque de faire tomber un ami. Je m’agace. Il fait chaud. J’admoneste un soldat qui passe : « Watan, fermez donc cette route ! ». Il acquiesce et continue son chemin sans rien faire. Ce sont finalement les volontaires de Donner Sang Compter, une association qui se charge d’organiser les donations de sang, qui décident de protéger les piétons en faisant barrage de leur corps pour dévier le chemin des automobilistes. Je ne comprends pas ces derniers. Mais quelle idée de transporter des cageots et de se déplacer un 4 août en fin d’après-midi devant le port, comme si de rien n’était ! Après un repérage des lieux et des connaissances, je me hisse sur le muret central qui, à cet endroit, sépare les deux voies de l’autoroute. Ce muret est fait de ces blocs de béton caractéristiques du Liban, pyramides dans leur forme, dotés d’un rectangle large à la base et d’un autre plus étroit au sommet. Ils servent de barricade inamovible partout dans la ville, seuls ou en série, accolés ou espacés, avec une anse en fer ou sans, reliés par une chaîne dangereuse pour le piéton étourdi qui se faufilerait dans leur interstice ou pas, en béton brut ou peints, le plus souvent en blanc, parfois frappés d’un sigle, d’autres fois, rarement, flanqués de plaquettes réfléchissantes pour éviter les accidents la nuit, matérialisation de la réflexion de quelqu’un, quelque part, qui décide envers et contre tout de faire son travail correctement, avec les moyens du bord mais en pensant aux autres, prenant ainsi à sa charge une petite part de cette responsabilité d’Etat qui fait par ailleurs tellement défaut que nous avons désormais, indélébile, gravée dans nos cœurs, nos têtes et nos chairs, la date fatidique du 4 août.

5:30 pm. Debout sur le muret, j’observe la scène. En face de moi, une installation en fer couleur rouille représentant le marteau de la justice. A droite, la tribune où les représentants des familles des victimes se tiendront bientôt, égrenant les noms des 235 morts dans un ordre indéterminé, peut-être du plus jeune au plus âgé, s’arrêtant à 6:07 pm précisément pour une minute de silence. A gauche, une bannière faite avec le même matériau, qui laisse lire, sur un fond de ciel blanc, le slogan « peuple, armée, justice ». Derrière, la créature monstrueuse créée à partir des débris de métal des hangars du port, Le Geste de Nadim Karam, silhouette dégingandée et gigantesque, 25 mètres de haut, 30 tonnes, qui avait fait polémique en août 2021, lors de son installation, parce que, au-delà de l’art, pour l’installer, justement, il a bien fallu l’autorisation des autorités, ces autorités mêmes qui, au moins par inaction, sont les responsables impunis du désastre. Au loin, les silos, ou ce qu’il en reste, qui se consument encore par moments et que l’on voudrait mémorial tandis que d’autres les voudraient tabula rasa, pour mieux reconstruire. Tout au fond, le bleu de la Méditerranée. Et c’est là qu’on vit, qu’on respire l’air terriblement pollué par les générateurs privés qui ont pris le relais pour fournir le service le plus défaillant de l’Etat, celui de l’électricité, pour en tirer profit, sans par contre jamais prendre la moindre de ses responsabilités, sans installer de filtres pour les particules que l’on retrouve sur nos tables, collés à notre peau, dans nos poumons, sans autoriser la libre concurrence sous peine de risquer le bain de sang, sans avoir le moindre scrupule à soumettre les habitants à des rationnements arbitraires, en plein été comme en plein hiver. Dans mon dos, l’EDL.

5:40 pm. Le cortège qui a démarré à la caserne des pompiers de Qarantina arrive vers nous. Les ambulanciers, l’armée, les scouts et leur fanfare, les parents des victimes, et puis les pompiers, les plus applaudis par la foule, avec, à bord de leur véhicule un tout jeune enfant qui transpire et regarde l’air éberlué le spectacle que suscite son propre défilé, et sur le toit, les portraits des hommes et de la femme qui ont péri d’une mort, comme toutes celles du 4 août, somme toute évitable. Et c’est ce qui fait mal. Se souvenir de ceux qui pourraient être encore en vie, de ceux qui ont supplié qu’on vienne les sauver et se sont éteints avant l’arrivée des secours, des parents qui ont porté leurs enfants déchiquetés, ou vice versa, des inconnus qui ont sauvé la vie d’autres inconnus, des voleurs qui ont profité de l’immense tohu-bohu de l’horreur pour se remplir les poches, des miraculés, du sang qui coulait, du titanesque chantier chirurgical qui a occupé l’ensemble du personnel médical du pays pendant plusieurs jours… Comment oublier ?

5:50 pm. Les discours ont du mal à démarrer. D’abord, il y a trop de monde sur l’estrade. Les organisateurs demandent à ce que seuls les orateurs y restent car elle menace de s’effondrer. Ça me fait rire. Ensuite, des slogans politiques fusent ici et là. Je ne suis pas d’entrain. Les organisateurs, pas d’accord. Ils demandent de se limiter à la commémoration du 4 août. Enfin, dans la chaleur moite, des esprits s’échauffent et des bagarres sont sur le point d’éclater. Les organisateurs hurlent au calme, à exprimer sa colère dans les urnes et non dans la rue, et en tous cas pas ce jour, pas ici, pas maintenant. Il leur faudra s’égosiller encore quelques temps dans le micro avant d’obtenir le calme, puis une minute de silence. Combien étions-nous ? Je ne sais pas. Des milliers. Assez nombreux en tous cas pour que ça fasse chaud au cœur. Pour ne pas se sentir oublié.e.

6:00 pm. La cérémonie démarre, en retard. La fille d’un couple d’amis m’a rejoint sur le muret. Dans la liste des morts, elle remarque qu’il y a beaucoup d’arménien.ne.s. Je note une Mendoza. Je reconnais certains noms, je revois leurs visages, je pense à leurs familles. J’en reconnais d’autres, que je ne connais pas, et d’entre eux, c’est le sourire lumineux d’Elias qui me noue l’estomac et me fend le plus le cœur. Sans doute parce que sa photo est belle et qu’elle aurait pu être celle de l’un de mes proches. Sans doute parce qu’elle ressemble à ce que la vie d’un jeune libanais devrait être. Sans doute parce que la dignité de ses amis, lycéens, portant son cercueil m’avait marquée. Sans doute parce que, en ce 4 août 2023, Dalida aurait dit qu’il venait d’avoir 18 ans.

6:10 pm. Les discours se succèdent. Les représentants des familles des victimes parlent bien. Leurs paroles viennent du cœur et c’est une vraie dose de fraîcheur. Ça fait du bien de partager leur douleur. De les entendre dérouler le processus judiciaire et de pointer du doigt les responsables du blocage, un à un, dans un exercice d’équilibriste oratoire difficile vu qu’on leur reproche de politiser l’enquête. Un responsable, dans ce pays, est toujours proche ou issu d’un bord politique. Est-ce donc politique de les nommer ? Et quand bien même, vaudrait-il donc mieux vivre dans l’innommable ? Certains députés les soutiennent. Tiens donc, tout espoir n’est pas perdu. La justesse de leur détermination, puisée dans la rage, dans le désir de comprendre, dans le besoin de faire son deuil, est communicative. Je me dis que, peut-être, une foi collective aussi puissante pourrait augmenter notre fameuse probabilité. Peut-être. Et ce peut-être, c’est déjà un soulagement.

6:45 pm. Le peut-être est déjà un mieux-être. Nous avons tous écrasé une ou plusieurs larmes. Pensé que c’est fou. Nos émotions étaient aussi intenses que le soleil qui nous mordait la peau. Nous rentrons. Que la plupart des bars et des restaurants soient fermés me fait plaisir. C’est décent. Que certains soient ouverts aussi. C’est bienvenu. Nous avons soif. Soif d’être ensemble. Soif d’être en vie. Soif de célébrer le bonheur simple de nous retrouver. Soif de vivre sans trop penser à la mort. Soif d’oublier, pour un moment, ce que nous faisions, à la même heure, le 4 août.

Quel besoin d’apposer une année à cette date ? Aucun. Elle restera, à jamais, indélébile.

mardi 17 août 2021

De l’autre côté du miroir

Ce weekend, en réponse à un email dans lequel je décrivais sommairement l’accélération de la détérioration libanaise, une amie et collègue m’a écrit : « C’est fou comme tu vis un quotidien différent du mien, alors qu’on a le même âge, la même éducation, le même boulot et qu’on est en contact fréquent. On dirait que tu es de l’autre côté du miroir. » Qu’elle s’appelle Alice rajoutait un charme délectable et surréel à ses mots.

« De l’autre côté du miroir ». J’y ai pensé tout le weekend. Cette expression résume sans doute notre situation. La vie, après tout, continue. Comme elle le fait toujours. J’avais donc décidé, ces dernières semaines, d’adopter la devise de Robert Frost, cet extraordinaire poète de l’ordinaire qui disait de la vie : « It goes on; and hence, so must we. » 

Mais on a beau enrager des pannes de courant (EDL et générateurs privés fournissent une moyenne de 10h à 12h par jour, au mieux), de devoir vider réfrigérateurs et congélateurs, de manger des aliments plutôt cuits que crus (incluant le fromage) pour éviter tout pépin stomachal en pleine pénurie de médicaments et déroute hospitalière ; on a beau se consoler en se disant qu’on a vu pire et qu’on n’a pas à craindre, tous les jours, pour nos vies ; on a beau s’accrocher à l’idée qu’il y a encore un avenir possible, ici ou ailleurs, et qu’on n’est pas les plus mal lotis de cette planète terre ; on a beau se concentrer sur la majesté des montagnes et l’immensité du soleil couchant dans la mer par-delà les collines où, malgré tout, on arrive encore à ne pas trop se soucier de charger son téléphone et son ordinateur ; on garde finalement, comme une dissonance permanente, la curieuse sensation de vivre dans un univers parallèle. 

Parce que, de l’autre côté du miroir, la vie continue, par la force des choses. Mais elle continue différemment. Et le décalage que pose cette différence de deux réalités (avant / maintenant) dans le même espace et en un temps record pose un immense défi d’appréhension du réel à tout un chacun. 

Un défi intellectuel d’abord : analyser les raisons de l’échec collectif est la partie relativement simple de l’équation ; trouver les solutions concrètes qui permettraient à l’ordre établi de finir par basculer vers un équilibre plus juste et « plus responsable » s’avère d’une complexité inouïe ; toutes les options se terminent, dans le meilleur des cas (réalistes), par un long cheminement fait d’incertaines petites victoires qui, sur le très long terme, dix ou vingt ans, pourraient peut-être aboutir ; de quoi décourager et pousser au départ plus d’un.e. 

Un défi émotionnel ensuite : mentalement, je retrace le yo-yo de ces (presque) deux années ; des rumeurs de l’instabilité de la livre libanaise et de la menace de l’effondrement au désespoir de voir des hectares de forêts partir en fumée alors que les responsables se disputent pour savoir qui va éteindre le feu ; à l’embrasement des pneus à l’annonce d’une taxe wassup ; à l’espoir insensé de voir des centaines de milliers voire des millions de mes concitoyens dans la rue pour revendiquer leurs droits les plus basiques ; à ce creux dans l’estomac quand on pense à aujourd’hui, à ce que « basique » veut dire et à combien ce « basique » vient justement à manquer ; à cet instant de peur en pleine nuit, un jour de révolution vécu de loin quand la vie et les voyages continuaient encore, à cette panique à l’idée qu’au bout de tout ça, finalement, il pourrait ne rien se passer ; à la rage que, justement, deux ans plus tard, il ne se soit rien passé ; à la cocasserie de ce feuilleton du monde des affaires, qui naît au Brésil, grandit sur les bancs de mon école, et finit, à quelques rues de la mienne, par sortir d’une boîte à musique pour narguer le Japon comme la France ; à la solitude paisible du premier confinement, à la pesanteur angoissante de ceux qui ont suivi et à l’incertitude de ceux, potentiellement, à venir ; à ces jours qui s’écoulent en années, sans autres aspérités que le tragique d’un quotidien en déliquescence ; au trauma du 4 août, de mon propre sang qui s’étale en gouttelettes sur le parquet de la maison de mon enfance, de celui de tant d’autres, découvert plus tard, et de celui que l’on découvre encore aujourd’hui, par hasard, au détour d’une conversation badine ; à la réalisation dépite qu’il n’y a plus vraiment de conversation badine, sauf peut-être dans certaines bulles isolées, ou alors ailleurs ; au rassemblement de la gigantesque colère du 8 août 2020 et à celui, triste et beau à la fois, du 4 août 2021 ; à l’euphorie de la victoire des indépendants aux élections de l’ordre des architectes et ingénieurs de Beyrouth ; à l’amertume de l’explosion du 15 août 2021 ; à la fureur de devoir transporter les blessés ailleurs dans la région, alors que nous sommes l’hôpital de la région, que nous l’étions, que nous l’avons été, que nous pourrions encore l’être, que nous aurions pu l’être, si seulement… Retenir ses larmes, se consoler des malheurs d’ailleurs, et puis crâner, un peu, en s’accrochant à sa routine, à son sport, à son travail, à ses passions, à sa famille, à ses ami.e.s. Voler quelques instants de bonheur en se retrouvant, pour une heure ou deux, autour d’un verre ou d’un repas, dans un îlot de lumière au bout d’une rue sombre. Ne pas regarder les prix pour ne pas en être affolé, moins pour soi que pour les autres. Ne pas s’effarer qu’il n’y ait pas de pain autre que de mie. Ne pas penser à la vie d’avant la crise, à nos vies d’avant-hier, à leurs vies détachées, ici ou ailleurs. Vivre en apnée sensorielle. Relever les coins des deux lèvres, simultanément. Continuer. Manger, même avec moins d’appétit. Boire, même sans plaisir. Discuter, même sans conviction. Se délecter pourtant de dormir dans la fraîcheur étoilée d’une maison de montagne plutôt que dans la moiteur noire de Beyrouth. Allier une chose et son contraire. Subir la contrainte. Se réjouir de la détourner. Débattre et se débattre. Tous les jours. Puis voir un.e ami.e pleurer. Puis un.e autre. Puis encore un.e. Immobile, sans danger apparent ni imminent, sentir son cœur battre tellement fort qu’il en devient impossible de respirer. Vouloir fuir en courant alors que les abeilles butinent les fleurs. Inspirer bien fort, bien régulièrement, comme dans un cours de yoga. Puis retourner en apnée. S’affairer. De quoi rendre fou.

Un défi existentiel, enfin : dans tout ce maëlstrom d’événements et de sentiments, quel avenir ? Pour les familles dont les enfants risquent, pour la 3e année consécutive, de rater l’école, non pas à cause de la pandémie mais à cause de la pénurie de carburant qui affecte les déplacements des professeurs et des enfants autant que leur capacité de donner et suivre les cours en ligne, puisque la prochaine étape, redoutée, est celle des coupures d’Internet et du réseau mobile, quel avenir ? Pour les parents dont les médicaments se trouvent de moins en moins en pharmacie et de plus en plus dans les valises venues de l’étranger, quel avenir ? Pour ceux qui, naguère fortunés, voudraient se conforter d’un repas chaud et que le gaz vient à manquer, quel avenir ? Pour nos dépôts, coincés à la banque, quel avenir ? Pour ces entreprises qui naviguent à vue en perdant inexorablement talents et revenus, quel avenir ? Et pour les libanais, comme pour les afghans 20 ans plus tard, quel avenir ? De quoi désespérer.

Voici de quoi est faite la vie qui continue, de l’autre côté du miroir. De rage et d’incrédulité. Des heures passées à réfléchir sans trouver de réponse satisfaisante ou d’action significative. Des masses d’énergie drainées pour les choses essentielles. De lutte pour garder la raison. Pour avoir le choix. Le choix de ne pas subir autre chose que ce que les hommes ne maîtrisent pas. Le choix de penser librement et de vivre dignement. Le choix de la normalité plutôt que le non-choix de l’anormalité.

A la petite fille de mes voisins qui se demandait pourquoi je voulais savoir si je pourrai prendre l’ascenseur puisque je gravis toujours mes 6 étages à pieds, devant elle, avec entrain et allégresse, j’ai répondu : parce que je préfère avoir le choix. Parce que je voudrais qu’à l’avenir, elle l’ait, elle aussi, ce choix. Et celui de s’endormir en pensant que demain sera meilleur qu’aujourd’hui...

mercredi 4 août 2021

04-août-2021

 Hier soir, je ne voulais qu’une chose. Dormir. Juste dormir. 

Ne pas penser. Ne pas sentir.

Ne pas penser à demain, à aujourd’hui. Ne pas sentir la chaleur moite du mois d’août.

Ne pas penser aux rues sombres depuis que tout ce qui a trait au collectif implose et que les réverbères éteints ressemblent à des potences inaccessibles. Ne pas sentir l’odeur des générateurs qui carburent plus de 20 heures par jour, le plus souvent sans filtres, et qui, ce faisant, tapissent d’une multitude de particules noires visibles à l’œil nu ma table, mon lit, mes poumons, ceux des gens que j’aime, et jusque les feuilles de mes citronniers, et qui font peser sur le ciel de ma ville une chape jaune-grisâtre d’une tristesse indéfinissable.

Ne surtout pas penser à ce que le terme « Responsabilité » veut dire. Wikipedia, citant le Dictionnaire de l’Académie française (en ligne), le décline pourtant en 34 langues : 

« La responsabilité est l'obligation qu’a une personne de répondre de ses actes, de les assumer, d’en supporter les conséquences du fait de sa charge, de sa position ». 

Je clique sur le mot « Obligation » : 

« (…) l'obligation décrit une situation où on n'a pas le droit de ne pas faire quelque chose ».

Moralement, s’entend. 

Lire ces mots et ne surtout pas sentir, une fois de plus, ce nœud instantané à l’estomac, ce nœud qui ressemble plutôt à un coup de poing, asséné à chaque fois avec une telle puissance que se serrent simultanément la gorge, la mâchoire et les sphincters, et que le pouls s’accélère. La rage. Et que fait-on face à l’irresponsabilité d’un.e.s « responsable.s » protégé.e.s par une poignée d’hommes (parce que ce sont tous des hommes) armés et prêts à tuer en assumant toute leur irresponsabilité et celle de ces quelques un.e.s qui font et défont les cours de nos vies, non pas comme une hypothèse mais comme une réalité avérée, hier, aujourd’hui et, non pas potentiellement mais certainement, encore demain et pour une durée indéterminée ? Que fait-on de la rage que cette irresponsabilité suscite ? On tourne la page et on s’en va, comme tant d’autres, comme depuis toujours, pour grossir les rangs de la plus grosse diaspora du monde ? On cherche la protection auprès de quiconque qui soit en mesure de l’assurer, comme beaucoup ? On subit, en silence ? On rend justice par soi-même, comme certains, parce que c’est le seul exutoire possible ? On dénonce sans cesse, on discute et on s’obstine à soutenir des processus pacifiques, électoraux et judiciaires, à l’issue incertaine, en sachant qu’ils prendront des années et que, pendant ces années, la dure réalité sera le quotidien, à chercher de l’électricité, de l’eau, des médicaments, de l’équité, de la justice, de petits plaisirs volés au temps ? On s’obstine en acceptant l’état de fait d’aujourd’hui et d’hier mais en cherchant tous les moyens pour construire un lendemain peut-être un tant soit peu différent, au risque de se déconstruire plutôt que de construire quoi que ce soit, au risque de vivre mal, engagé et enragé, pour vieillir mal, déçu et même pas consolé ? Pour quoi ? Pour qui ?

Vieux débat(s). 

Hier soir, je voulais juste dormir. Ne plus penser à nos années de travail réduites à néant dans des comptes en banques captifs de pseudo « responsables ». Ne plus sentir de la peine à voir les autres, ailleurs, sourire du fond du cœur. Ne plus penser, en regardant nos propres sourires d’avant, que nous avons perdu notre légèreté et notre bonheur. Ne plus sentir que quelque chose de fondamental a changé. Qu’il y a un avant et un après le 4 août 2020.

Parce qu’il faut l’avouer. Il y a un avant et un après le 4 août 2020. 

Il y aura aussi un avant et un après la minute de silence du 4 août 2021, 6h07.

A quoi ressemblera l’après, je ne sais pas. Mais j’y serai. J’y serai pour faire ma part. Parce que j'en ai l’envie et la force. J’y serai pour écrire l’avenir, mon avenir, notre avenir, avec mes concitoyens. Qu’ils pensent comme moi ou différemment. Notre avenir, par la force des choses, sera commun. 

Je le souhaite et je le veux plus responsable. Juste plus responsable.

mardi 8 septembre 2020

Un pouls sous les décombres

-- Rédigé la nuit du 5 au 6 septembre 2020 --

La nouvelle m’est parvenue il y a deux jours. Il y aurait un pouls sous les décombres, un petit cœur battant au rythme de 18 pulsations par minute. La nouvelle était proprement incroyable.

Dans la touffeur de l’été libanais, sa semaine la plus torride depuis des mois, on se remet à espérer.

Les recherches démarrent dans l’après-midi du 3 septembre et vont se poursuivre toute la nuit.

Au petit jour, le cœur d’un bon nombre de libanais bat au rythme de ces 18 coups par minute. Les télévisions envahissent les maisons dès l’aube. Les réseaux sociaux n’ont pas cessé de la nuit. Ils racontent les héros. Ils racontent les turpitudes. 

Je ne sais pas ce qui est vrai. Je ne sais pas ce qui est faux. Comme souvent. Ce qui est sûr, c’est qu’au saut du lit, moi aussi, j’allume la télévision, j’appelle mes amis, je gesticule en pyjama en arpentant mon salon, je consulte compulsivement mon portable. Comme beaucoup, je veux y croire. Je sais bien que l’espoir est faible. Mais l’élan de solidarité est tellement beau que je veux y croire, désespérément.

Les protagonistes viennent du Chili. Il y a Flash, le chien renifleur qui sait retrouver les humains sous les décombres. Il y a son équipe, Topos, les taupes, un des corps d’élite du secourisme mondial. Il y a la machine, une valise rectangulaire, orange et métallique, qui comprend, saurais-je plus tard, un scanneur sonore et thermique. Il y a la foule en ébullition, exigeant l’action immédiate, prenant les devants en vociférant lorsqu’elle l’estime nécessaire, mais se muant en une masse immobile et silencieuse lorsqu’il faut mesurer les pulsations enfouies. Il y a l’armée. Il y a la défense civile. Il y a un homme en combinaison et casque, qui a travaillé sans fléchir toute la nuit et qui prend le soin, avec douceur, de parler aux caméras pendant une brève pause. Il y a les journalistes, bien entendu. Il y a les téléspectateurs, comme moi. Bientôt, il y aura les universitaires, avec un autre scanner et une caméra qui se faufile entre les pierres pour transmettre les images en 3D de l’intérieur du rez-de-chaussée, un bar sous les arcades, et c’est comme si on y était. Puis il y aura les experts français, dont les chiens avaient déjà reniflé le site sans rien trouver, plusieurs semaines auparavant.

Mon cœur palpite. L’excitation est à son comble. Il faudrait une ou deux heures de plus pour retrouver cet autre cœur qui s’accroche à la vie, qui s’y est accroché pendant trente jours. Le suspense est intolérable. La tension est bien supérieure à celle jamais ressentie devant un écran, fût-il de cinéma. A 9 heures, panne de courant. Je crie, je trépigne, je bous. Le courant revient. La télé avec. Je me calme. Mon cerveau tente de digérer l’information continue. Je voudrais tout savoir, plus vite, plus clairement. Je zappe d’une chaîne à l’autre, d’un écran à l’autre.

Un adulte, sans doute mort ? Et un enfant ? Assis ? Pourquoi assis ? Assis pendant 4 semaines ? Dans le coma ? Comment peut-on le savoir ? Est-il possible de survivre sans eau aussi longtemps ? C’est peut-être un chat ? On en a trouvé un en Italie, après 28 jours. Ou un chien ? Mais non, c’est bien un humain. Possiblement deux. Il faut tout faire pour les retrouver. Quelle est la précision de la valise chilienne ? Pourquoi ne suis-je pas médecin ? Ingénieur ? Amis humanitaires, répondez-moi autre chose que : « Nous n’avons pas ce type d’expérience au Liban ». Pourquoi les travaux avancent-ils si lentement ? L’immeuble risque-t-il de s’écrouler encore plus ? Il serait comme un gigantesque Jenga dont il faudrait ôter les pièces une à une, lentement et délicatement, malgré l’urgence ? Ce bel immeuble en pierre de sable, savamment construit avant l’invention du ciment, reposant sur cinq clés de voûte et soufflé aux deux-tiers, est-il encore possible de le sauver ? De le reconstruire sans le démolir entièrement ? Avec ses persiennes, dites vénitiennes, mais bien de chez nous ? Faut-il précieusement garder chaque pierre, chaque poutre, comme certains le font, quelques rues plus loin ? Ces papiers qu’un homme jette d’un geste agacé et qui s’envolent à tout vent, que contenaient-ils ? L’histoire d’une vie ? Qui habitait là ? Est-ce que quelqu’un, quelque part, regarde, impuissant, ce bulldozer finir de saccager ce qu’il reste de son salon et se désole de voir son histoire familiale éparpillée en live ?

Je vais, je viens, je tourne en rond, je m’assois, je me lève, je mange, je bois, je parle à voix haute, je sens le sang couler dans mes veines. Je me sens pleine de gratitude pour cette équipe chilienne qui me redonne espoir. Qui redonne espoir à un peuple entier. Et je veux croire qu’il soit entier, ce peuple, en ce moment. J’aimerais exprimer ma gratitude. Ce trop-plein d’un bonheur aussi inattendu qu’inespéré. Pour une fois, je n’ai pas envie de pleurer, même de joie. J’ai juste envie d’embrasser, d’enlacer, de partager la liesse comme on le fait souvent chez les humains, comme on le fait toujours chez les libanais, en tous cas avant le Covid : par le contact et par l’effusion, bruyante, de préférence.

Je lis sur les réseaux sociaux que ce pouls est celui de tout libanais qui s’accroche à une bribe d’espoir pour ce pays. Pouls. Nabad en arabe, comme une onomatopée.

Ledit pouls baisse à 2%. Je panique. Avoir survécu un mois et mourir à quelques heures de la délivrance. Non. Ce n’est pas possible. Mais si. Ça a bien été le cas de ce pompier coincé sous les silos du port et qui a appelé ses parents à l’aide juste après l’explosion. Ils ont accouru sur place, mais il s’est avéré que les démarches administratives pour autoriser sa géo-localisation ont pris plus de temps qu’il ne lui en restait à vivre. Je n’ose pas imaginer la douleur de ses parents.

Je comprends l’expression « chaque minute compte ». Je compte les secondes, les minutes, les quarts d’heure, les demi-heures, même les tiers d’heure d’usage chez nous qui n’avons pourtant de la Suisse qu’une métaphore nostalgique. Je me retiens bien de me rendre sur place pour ne pas gêner les experts. J’aime que la vie compte. Et qu’elle compte au point qu’une seule d’entre elles justifie des efforts démesurés. Sans relâche. J’aime le sens de la débrouillardise des libanais. J’aime la générosité dont ils savent faire preuve et qui s’exprime ici dans toute sa splendeur.

Je partage la nouvelle avec mes amis et mes collègues de l’étranger, et c’est le monde entier qui retient désormais son souffle. Les heures tournent. Le trou creusé en une nuit et les débris cèdent progressivement la place à un premier étage déblayé. Un immense aspirateur est installé. Une caméra thermique tente de repérer les corps. Un laser capture trois millions de points toutes les trois secondes. Tellement de technologie au service de la vie. Et non de la guerre. Il faudrait que ce soit toujours le cas.

Plus que 80 cms ? La hauteur d’une table standard. On y est bientôt. Au prochain coup de pelle. Je suis fébrile. Je voudrais prier. Je voudrais qu’un miracle s’accomplisse devant mes yeux.

Qui va-t-on trouver ? Un petit éthiopien que les autorités de mon pays regarderaient avec embarras ? Une petite libanaise ? Dans quel état ? Pour quel avenir ? Autant de questions auquel seul le futur répondra. Je trépigne d’impatience. 

Plus que 40 cms ? Non ? Plutôt 3 mètres ? Comment ça ? Et pas à cet endroit ? Je m’emporte. Comment la science peut-elle être aussi imprécise ? Pourquoi les journalistes n’ont pas encore trouvé un ou des scientifiques qui nous expliquerai(en)t tout ? Et si la science a des limites, pourquoi la foi ne pourrait-elle pas, par la force de la communion collective, faire un miracle ? Juste un seul. Juste aujourd’hui. Comme si les 18 religions qui habitent mon pays en faisaient la demande simultanée, accompagnées dans leur élan de cette 19e religion, la plus récente du registre, celle dite « civile » et que, à défaut de savoir légiférer en bonne et due forme, l’on a entérinée comme une communauté supplémentaire, il y a quelques années. Parce qu’ici, il est impensable d’avoir la foi et de vouloir un Etat laïc.

Le service de la municipalité aurait donné une contravention au camion-grue qui aide à bouger les éléments de structure sans que tout ne s’effondre. Parce qu’il aurait été mal garé. Un camion-grue qu'une libanaise déterminée à réussi à recruter au milieu de la nuit, lorsque les autorités, défaitistes, estimaient qu'il fallait attendre 8h du matin pour en trouver un et qu’entre temps, autant aller dormir. J’enrage. Je suis dégoûtée par ceux-là qui ne sauveraient pas un enfant pour sauver leur pitance.

Je balaie ces pensées. Je veux y croire, envers et contre tout. Je voudrais que mon sang s’écoule plus vite pour que le temps s’accélère vers un dénouement heureux. C’est beaucoup d’émotions. Une fois de plus, c’est beaucoup trop.

Mais cette fois, c’est différent. Pour la première fois depuis un mois, depuis le 4 août, je me sens vivre. Vivre. Pas seulement survivre. Pas seulement avoir survécu. Pour la première fois depuis ces trente longs jours qui ont souvent commencé, quelques secondes après le réveil, par un coup de poing dans l’estomac, mon cœur bat la chamade. Mon corps est dans une expectative frénétique. Mon cerveau le comprend au milieu du torrent émotionnel qui me traverse. Mon cerveau note : je suis encore en vie. Mieux. Je suis encore capable de vivre. Je sais encore espérer.

Je respire profondément. J’essaye de me concentrer. Je me mets au travail sans éteindre la télé. La journée passe. Les recherches se poursuivent. A Vallauris, Annie Cordy rend son dernier soupir. La nuit arrive. Je m’endors quelques heures. Une autre journée passe.

A l’aube de ce troisième jour, le communiqué de presse tombe. Il n’y a plus de chances de trouver de survivant(e)s dans les décombres. Les opérations s’achèveront en ce dimanche matin. Il n’y aura pas eu de miracle. Le pays aura haleté pendant deux jours. Flash se sera blessé la patte. On aura tout tenté. Pour rien. C’était insensé. Mais peu importe. On aura tout tenté quand même, malgré le manque de moyens, malgré les obstacles, et c’est ça qui compte.

Cet espoir-là est mort. Mais un autre est né de ce qu’il a insufflé. Et moi, je veux vivre pour le porter. 

Peut-être parce que, comme je me surprends à le fredonner, les cantiques, ça ne vaut pas Claude Françwé.

vendredi 28 août 2020

Watan, Watan

-- Rédigé le 20 août 2020 --

Watan. Patrie. C’est ainsi que les libanais interpellent, dans un mélange de respect et d’affection, voire de prière, les soldats de l’armée libanaise. Ça faisait longtemps que je n’avais pas entendu une telle interpellation. Je passe la tête par la fenêtre.

L’armée distribue de grands cartons remplis de denrées alimentaires. Des pâtes, du riz, de la farine, du sucre, des lentilles, du pain, des conserves, et, bien entendu, du picon, ce "fromage des Alpes françaises" tel que la pub nous le vendait dans notre jeunesse, un fromage à tartiner consommé exclusivement au Liban bien qu'appartenant désormais aux Fromageries Bel, une sorte d'exception culturo-alimentaire échappant aux normes de la mondialisation.

Les cartons que j’ai vus comprenaient des paquets venant d’Egypte. D'autres du Liban. Certains paquets étaient  périmés, d’autres sophistiqués. Comme ce lait de coco et ces barres Kellog’s en provenance des Etats-Unis. Merci les amis.

Cette fois, l’armée se ballade dans de grandes voitures, parfois trop grandes pour les ruelles de mon quartier, et les soldats ne sont pas armés. Ça m'a semblé plus acceptable que la marche martiale et les matraques de la semaine précédente.

Le 13 août, au cours d'une séance extraordinaire qui n'a duré qu'une petite heure, le Parlement a entériné l’état d’urgence. Initialement prévu jusqu'au 18 août, il a été prolongé jusqu'au 18 septembre. On a tellement usé et abusé de l'état d'urgence dans la région que je m’en méfie bien plus que du Covid-19. Etat d'urgence en Syrie depuis 1963. Etat d'urgence en Egypte de 1981 à 2012, puis à nouveau à partir de 2017. Un état qui fait de l'exception une normalité et de l'Etat un tentaculaire outil de répression.

Forte de ces décennies d'histoire, j’avais bien préparé mon refus ferme, poli et réfléchi, au soldat qui allait sonner à ma porte et qui aurait insisté pour que je prenne ma portion, selon la coutume libanaise qui veut que les convives refusent d'abord une portion alimentaire de plus, pour finir par l'accepter face à l'insistance de leurs hôtes. 

« Jeune homme, allez défendre nos frontières. Ne laissez pas ce travail à d’autres. Ne laissez pas mon épargne partir en contrebande. Ne tirez pas sur les manifestants. Ni surtout sur les secouristes. Ce n’est pas vous qui avez tiré, mais tirez donc les oreilles de ceux qui l’ont fait. Et si l’on vous donnait l’ordre de tirer sur moi demain, vous le feriez sans hésiter, par crainte de perdre cette même boîte que vous venez me présenter, presque pour vous excuser de n'avoir pas fait votre travail. Alors non, jeune homme, non. Je ne veux pas que l'armée me nourrisse. Je veux qu'elle me protège. C'est tout. D'ailleurs, je ne veux qu'une seule chose de vous et de votre institution, comme de toute autre citoyen actif dans ce pays : faites donc votre travail et faites-le bien. C’est tout. »

Je l’avais vraiment bien préparée, cette tirade, bien ressassée dans ma tête, comme lorsqu'au début de ma carrière je m'entraînais à parler face au public hétéroclite des conférences professionnelles. Je l'avais préparée parce que cela faisait plusieurs jours que je ruminais ma colère, passée ma stupeur face à cette intervention. Evidemment qu’il y a des poches de pauvreté dans les quartiers bourgeois de Beyrouth. Evidemment qu’il n’y a pas de meilleure façon de les identifier que le porte-à-porte. Evidemment. Sauf que cela aurait dû être fait depuis longtemps. Des années que les dirigeants de tout bord auraient dû mettre en place un filet de protection sociale minimum. Mais non, rien. Ou si peu. Des années qu’il aurait fallu progressivement se construire une infrastructure résiliente pour la ville, un système d’alarme, un entraînement pour se préparer à une catastrophe qu’on sait inéluctable, un jour, dans une ville détruite plusieurs fois au cours de l’Histoire, sise sur une faille sismique. Mais non, rien. Des années que nous aurions dû investir les taxes sur le surplus faramineux du secteur bancaire dans la numérisation des services publics, ne plus aller jusqu’au fief de ses ancêtres pour demander un extrait d’état civil écrit à la main et valable uniquement trois mois, ne pas faire la queue de manière anarchique, toute une journée, pour faire les papiers de la "mécanique". Sauf lorsqu’on est une femme, bien entendu, ce qui donne droit à des égards ausi inattendus que sexistes. Mais non, rien. Des années qu’il aurait suffit au Ministère des Finances de mettre en place un système de gestion des files à la porte, pour éviter que les foules disparates qui s’y agrègent avant même l’heure d’ouverture ne se bousculent pour y entrer, jouant des coudes pour accéder à l'escalier en premier, lorsqu’elles ne jouent pas de leurs connaissances, pour passer d’un bureau à l’autre, d’un étage à l’autre, chercher un timbre, collecter un tampon, comme à l’école mais sans satisfaction, souvent pour devoir repartir faire une photocopie, pour chercher un papier qui, inévitablement, manque, pour revenir constater le Ministère fermé, souvent avant l’heure, parce que demain c’est congé, parce qu’hier quelqu'un a mal dormi, parce que la famille de quelqu'un le ou la réclame, alors que moi, personne ne devrait me réclamer. Parce qu’au final peu de gens, trop peu de gens, font leur travail. Même histoire au Ministère de l’Intérieur lorsque vient le moment de présenter les formalités annuelles d’une organisation non gouvernementale. Ce même Ministère de l’Intérieur qui donne ordre de tirer à balles réelles sur les manifestants. Ou au Ministère de la Santé, qui se soucie du bien-être de ses administrés et qui s’alarme de l’évolution du Covid-19 à coup de déclarations sollennelles, mais qui prend bien soin de notifier les hôpitaux de ne pas soigner les manifestants blessés par balles. Ce laisser-aller, qu'il ne faut pas confondre avec la douceur de vivre de chez nous, ce laisser-aller généralisé touche aussi bien les institutions publiques que les entreprises privées. Trop peu de journalistes qui informent au lieu de désinformer. Trop peu de services rendus dans les règles de l'art : les banques qui ne financent que trop peu l'économie, les assurances qui cherchent toujours à ne pas rembourser, les laborantins qui fournissent de faux tests négatifs, et puis ceux qui fournissent de faux tests positifs... en bref, tout ce qu'il faut pour que les habitants de ce Watan ne sachent jamais quoi croire, sinon ce qu'ils ont vécu. Et encore, ce qu'ils vivent, ce que nous vivons, est tellement incroyable... Pendant que Google célèbre Alexandre Dumas, je relis cette phrase d'Hannah Arendt, qui a circulé sur les réseaux sociaux la semaine dernière : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple vous pouvez faire ce qu’il vous plaît ».

Et qu’on ne me dise pas que la situation géopolitique n’a pas permis, en trente ans, de prendre un balai pour nettoyer devant sa porte. Aujourd'hui, plus que jamais, ce discours me révulse et me donne le même haut-le-coeur que la remémoration du 4 août 2020.

Juste faire son travail. Le faire sérieusement. Le faire jusqu’au bout. Le faire en toute âme et conscience. Si chacun s’en contentait, nous aurions une voie dessinée vers un meilleur avenir. Watan.

Watan est venu frapper à ma porte pendant que j’étais sous la douche.

mercredi 12 août 2020

Une semaine plus tard...

Une semaine déjà… Une semaine où le temps n'existe plus. 

Une semaine que je ne sais plus comment commencer les conversations téléphoniques. 

- Allô ? 

- Hi… 

(Silence)

- Allô ?

- Oui, hi… 

"Ça va" m'écorche les lèvres. Je cherche désespérément une alternative. Comment ça pourrait aller ? 

De ces derniers jours, je ne retiens qu’une seule impression. Celle du trop-plein. Et cette douce phrase compatissante qui m'arrive de loin, couchée sur le vert pâle d’une messagerie instantanée, et qui fait le bien d'une vérité enfin avouée : "C’est beaucoup. Et beaucoup trop".

Trop de bruit. Celui, double ou triple, de l’explosion, bien sûr. Une première double détonation, interprétée comme le mur du son. Puis la suivante, une déflagration. Différente de toutes celles que j’aie pu entendre jusqu’ici. Différente des bombes de mon enfance, même les 240, ces bombes dont j’ignorais encore la taille, mais dont je mesurais l’impact à travers la gravité que semblaient prendre, à toute évocation, chacun de leurs deux-cent-quarante millimètres dans le ton des adultes. Différente des bombes de 2006, qui avaient déjà un son bien plus sourd et bien plus terrible que celui de la guerre (d’avant). Y a-t-il eu une troisième déflagration ? Ou était-ce le souffle ? Je me répète la séquence en boucle. Je ne sais plus.

Mais le souffle. Invraisemblable. Du jamais vu. Sauf peut-être à la télé. Sauf qu’à la télé, Bruce Willis s’en sort toujours, et avec un sourire un peu moqueur. La lumière voyage plus vite que le son, selon un principe physique que les libanais connaissent intimement bien. Ai-je donc entraperçu les effets de ce souffle dantesque lors d’un bref regard jeté en arrière, les premiers instants ? Peut-être. A moins que je ne l’aie rêvé. Je ne sais plus. 

Le bruit, encore, longtemps. Le bruit du verre qui se brise en éclatant, d’abord. Le bruit du verre qui tombe, ensuite, en vrac, de très haut, de partout, pendant plusieurs jours. Le bruit du verre qu’on déblaye, enfin. Mais aussi le bruit du verre qui crisse sous les pas, sous les pneus, qu’il faut éviter, qui tapisse les rues de grêle, qui serait presque beau s'il n'était pas mortel. Ce verre qui s’est projeté d’un coup, comme des millions de lames, dans les corps, dans les meubles, sur les lits, sous les lits, et qui se cache encore aujourd’hui, insidieusement, malgré les nettoyages successifs, dans les recoins insoupçonnés de chaque maison. Le bruit du verre que l'on fracasse, volontairement, pour le dégager des cadres auxquels il s'accroche. Puis le bruit du verre, cristallin, quand on le vide dans les poubelles, puis à côté des poubelles, saturées, où, progressivement, les débris forment des monticules en plein air, dessinant un étonnant paysage urbain dans les rues, sur les trottoirs, dans les parkings, dans la gare de Beyrouth, une gare hors d’usage depuis bien longtemps mais dont les employés continuent de recevoir un salaire. Un verre qui tinte lorsqu'un chat s'y aventure, de nuit, par mégarde ou par curiosité, mais sans jamais se blesser. Puis le bruit des tracteurs qui viennent réorganiser puis vider les poubelles, plusieurs jours plus tard, trop tard, avec trop de bruit, en plein jour, en pleine nuit, en plusieurs fois. Le verre partout, donc. Sauf sur les fenêtres. 

Les bruit des sirènes. Sans arrêt, depuis une semaine. Les blessés de l’explosion, d’abord. Les survivants des décombres, ensuite. Les manifestants, enfin. A chaque sirène, un serrement de cœur.

Le bruit des balles, en caoutchouc, en plomb, bien réelles, que l’on tire depuis samedi. Que la police tire sur des manifestants en colère, sans prévenir, sur les secouristes, sans distinction. Que d'autres tirent en l'air, sans raison que je puisse comprendre. Certains y voient de funestes ressemblances avec le début de la guerre en Syrie. Je n'y crois pas. Le déséquilibre des forces est trop important. Je ne veux pas y croire.

Le bruit des klaxons, incessants. Comme à Noël, quand les Libanais reviennent de tous les coins du monde et que les rues ne contiennent plus leur joie. Mais pas tout à fait comme à Noël.

Le bruit des bottes des militaires qui battent les trottoirs, armés de lourdes mitraillettes et de matraques blanches. Que font-ils dans cette ville dévastée, dans mon quartier, dans ma rue, en plein soleil, en plein midi ? Pensent-ils me protéger ? Il est trop tard. Bien trop tard. Je leur en veux. Leur attirail, violent par nature, me fait mal. Je ne veux pas, je ne veux plus de violence. Je les regarde droit dans les yeux, sans ciller. La colère transpire sous mon masque. Ma douleur aussi. Ils détournent le regard, systématiquement, comme honteux d’être là. Je triomphe, en silence. Et c’est une petite victoire dans une semaine noyée de bruit, avec trop peu de sommeil, quelques heures volées ici et là, souvent entrecoupées, parfois en plein jour, rarement en pleine nuit. Un voile s’est installé dans mon cerveau. Un voile pour ne pas voir, pour ne pas sentir. Pour laisser le temps panser les blessures de la chair. Puis celles, bien plus profondes, de l’esprit. Le temps fait bien les choses.

Mon regard dérape encore sur des choses qui font mal, ici et là. Les briques des vieilles maisons, d’abord en miettes, puis en poudre rouge orangé, par terre. La charpente en bois qui soutient ces tuiles, désormais à nu. Ces arcades, d’ordinaire si belles, décimées, éventrées. Ces plafonds sculptés et peints, des joyaux d’architecture, qui se donnent à voir, presque vulgairement. Pourtant, je ne veux toujours pas voir. Je n’ose pas voir. Pas encore. Pas déjà. 

Puis, curieusement, dans tout ce bruit, l’absence d'animation. Des conversations hachées, des amis atones, des anniversaires que l’on ne peut que souhaiter meilleurs l’an prochain, tous les ans, à partir de l’an prochain. Des volte-face en solitaire quand on pense ouvrir une porte en oubliant qu’elle n’existe plus et qu’on se console en se disant que c’est autant de gagné contre le Covid. Des pleurs qu'on étouffe. Les hommes, comme les femmes. Le matin, la nuit, pendant la journée. Ces larmes qui surgissent soudain alors qu’on pensait les avoir bien séchées, et qu’on tente de maîtriser face à une image, à une pensée, à un mot, à un visage ami que l’on voit, ou qu’on ne verra plus. 

Et puis se reprendre. Parce qu’il faut. Parce qu’une nouvelle semaine a commencé. Parce que le gouvernement est tombé. Parce que, dans ces prochains jours, tous les espoirs, même les plus fous, seront permis. Parce que le reste du monde continue de tourner. Parce que, sur Facebook, entre L’Enfer de Dante retrouvé sur une table brisée et les innombrables témoignages de vies détruites, on voit une photo de vacanciers, souvent des amis d’ailleurs, à la mer ou à la montagne. La photo d’une vie normale. D’une vie non libanaise. D’une vie en paix.

Se coucher en y rêvant. 

Juste la paix.

samedi 8 août 2020

C'est déjà demain

Huit ans plus tard, Beyrouth. Comment ne pas reprendre l'écriture ? 

Mes larmes coulent encore, mon cerveau refuse la réalité. Je suis éventrée. Amputée d'une partie de moi-même. Je respire encore pourtant. Mon souffle s'arrête, reprend, s'accélère, s'achève en de longs soupirs. Ou en pleurs, à nouveau.

Sur mon bras, une blessure, somme toute superficielle. Peut-être un, deux, voire trois points de suture au plus, en temps normal. Je n'ai pas mal.

De ma gorge à mon estomac, le serrement, le noeud, la douleur. Jusqu'à l'asphyxie. Jusqu'à vomir. 

Je ne sais même pas comment je suis encore en vie. Il aurait suffit de quelques secondes, de quelques centimètres, d'un autre hasard. Pour moi, comme pour d'autres. Comme pour ceux qui ne sont plus. Comme pour ceux que j'aime et qui font de chaque départ un arrachement, et de chaque retour une joie. 

Mon corps souffre d'une plaie béante et muette en son centre. Comme ces maisons historiques dévastées dont il ne reste des trois arcades qu'un immense trou. Comme une tête sans visage. Sans même un cri. Sans savoir si demain sera encore possible.

J'ai mal. J'ai mal à mon côté gauche, endolori par le souffle. J'ai mal à mon coeur, endeuillé par l'horreur. J'ai mal au cerveau, embrumé par les pensées confuses. La pensée de la seconde d'avant le 4 août à 6h07. Et toutes celles qui suivent.

Je ne sais même pas comment je sais qu'il était 6h07. Peut-être la photo d'une horloge arrêtée dans un appartement dévasté. Mais à partir de là, le processeur cérébral s'emballe et bogue, à la fois. Les pensées se bousculent... Et si... Ou si... Toutes finissent de la même manière, par un haut-le-coeur. 

Mais la pire d'entre elles, la pire, la plus insidieuse, la plus difficile à supporter, la plus révoltante, celle qui ouvre un registre de nouveaux vocables, celle qui donne envie de mordre, de crier, de pleurer encore plus, de hurler, c'est celle qui me susurre, tout bas, comme une vérité qu'on cherche à éviter, que ce n'était pas, somme toute, inévitable. Que ce n'était pas un destin. Que, tout au contraire, c'est le résultat de responsabilités individuelles, prises dans leur unicité et dans leur collectivité. Que d'aucuns le clament haut et fort. Je questionne mes choix. Des milliers de fois plutôt qu'une. Quelle est ma part de responsabilité ? Qu'ai-je fait ? Qu'avons-nous fait ? Aurais-je pu, aurais-je dû en faire plus ? Faire différemment ? Faire autre chose ? Voter mieux ? Convaincre plus ? Construire cette troisième voie que je cherchais déjà, huit ans plus tôt ? Comment ? Pourquoi ?

Et pendant que je me questionne, je retrouve quelque part, mélangée à l'angoisse, nouvelle, du 4 août 6h08, mélangée aux larmes, mélangée, pour la première fois, à la peur, mélangée à la stupeur du choc, la colère. 

La colère qui pointe, mais que je n'ai pas encore la force d'assumer. 

La rage qui couve, comme les cendres encore chaudes sous le reste des silos de Beyrouth. 

Le désespoir aussi, parce que les émotions ne sont pas linéaires. Parce que l'espoir, ce sale espoir, comme l'appelle l'Antigone d'Anouilh, n'est pas au rendez-vous. Parce qu'il s'amenuise avec les heures qui passent pour ceux qui cherchent encore un être cher. Parce que le discours officiel, si tant est qu'il existe, n'a pas encore changé d'un iota. Parce que l'insupportable est multiplié cent fois, mille fois, cent mille fois par le non-dit et le déni de responsabilité, pris jusqu'à son paroxysme par l'absence d'empathie du pouvoir et par l'ampleur du gouffre qui sépare ceux qui souffrent de ceux qui semblent incapables de comprendre l'étendue de cette même souffrance. Et ce, malgré l'énormité de ce qui s'est produit. Malgré les images, insoutenables. Malgré les milliers de regards hagards croisés dans la rue. Malgré le bruit incessant du verre qui se brise, jour et nuit, depuis plus de 48 heures. Malgré les millions de vies anéanties en une seconde. Malgré un pan d'histoire brusquement éradiqué.

Et puis enfin, cette insupportable incertitude. Ne pas savoir ce qui s'est réellement passé et douter de jamais le savoir. Spéculer sur l'étendue des possibles. En choisir un ou plusieurs ne change rien. L'incertitude nous ronge, mine les conversations, polarise alors même que la douleur est incommensurable et qu'il faudrait, pour l'amadouer, commencer par appréhender l'incompréhensible. Se dire que tous les scénarios pointeraient au même constat d'échec d'un système gangréné n'est même pas un amer lot de consolation.

Le jour se lève, je suis inconsolable.