dimanche 6 août 2023

Indélébile (1/3) - La date

Indélébile. Adjectif. 1528. Du latin indelebilis "indestructible". Qui ne peut s’effacer. Souvenir indélébile. Inoubliable. Dixit Le Petit Robert.

Indélébile. La date. Le 4 août. Comme toutes les dates indélébiles, nul besoin de mentionner l’année. Au Caire, lors de mes premiers séjours, cette caractéristique mémorielle m’avait déjà frappée. Kobri 6 October. Le pont du 6 octobre, qui donnera son nom à tout un quartier. Plus loin, Me7war 26 Julio. Le corridor du 26 juillet. Adjacent, Kobri 15 Mayo. Le pont du 15 mai.  Pour une étrangère, c’était presque cocasse tant cette juxtaposition de dates augmentait la possibilité de se tromper d’adresse. Comment s’en souvenir ? Pour mieux comprendre, j’ai interrogé l’histoire. Le 6 octobre ? 1973. Début de la guerre contre Israël menée par l’Egypte et la Syrie, quatrième de la série des guerres israélo-arabes, également dite guerre du Yom Kippour ou guerre du Ramadan, lancée le jour du Yom Kippour qui coïncidait cette année-là avec le dixième jour du Ramadan. Une victoire pour l’Egypte vu l’effet de surprise créé et l’accord de paix signé avec Israël, qui lui permettra de reprendre le Sinaï, sa partie asiatique et désormais destination touristique de prédilection, avec des complexes balnéaires pharaoniques à Sharm el Sheikh, sur la Mer Rouge, où j’ai eu, une fois, la chance de me baigner avec des poissons multicolores. Le 15 mai ? 1971. Début de la Révolution Corrective, dont le nom peut faire sourire, lancée par Sadate pour purger le gouvernement des nasséristes. Le 26 juillet ? 1952. Date du départ du roi Farouk, suite au coup d’état démarré trois jours plus tôt par le Mouvement des Officiers Libres, mené entre autres par Abdel Nasser. Le fait que le corridor et le pont soient aujourd’hui adjacents prend alors une tout autre signification, même si le 26 juillet l’emporte de loin en longueur. D’autres dates à l’année "blanche" sont gravées dans ma mémoire et dans celle de nombre de mes contemporains. Le 11 septembre ? New York, 2001. Le 18 juin ? Londres, 1940. Le 14 juillet ? Paris, 1789. Le 4 août ? Beyrouth, 2020 ! 

C’est comme si c'était hier, trois ans plus tard. Je note au passage que je suis restée silencieuse en 2022. Comme si les mots, le temps d’une année, n’avaient plus eu leur place. Et pourtant... Le rassemblement de 2023, hier, était très émouvant. J’y suis allée sans croire une seule seconde à la possibilité d’une justice pour les victimes, tant la loi du plus fort et du mieux armé prévaut. J’y ai été parce qu’il le faut, malgré tout. Parce que j’aime faire ma part, même si elle est modeste. Parce que je me dis que tout est une question de probabilités. Que mon action individuelle a une très forte probabilité d’être vaine. Que cette action individuelle, agrégée à beaucoup d’autres, a une toute petite chance de ne pas être vaine. Et que ce qui est sûr et certain, c’est que l’absence de toute action signerait le triomphe de l’injustice. Et ça, je ne peux m’y résoudre.

J’ai donc emprunté le même chemin que l’an dernier, dévalant la colline jusqu’au port. J’ai constaté les quelques bâtiments encore ravagés. La place Mar Mikhael inachevée pour cause d’interférences politiques, à l’intersection des rues Gouraud et Pasteur, là où l’immeuble d’angle n’a pas encore été réparé. Le squelette en béton qu’est devenu depuis trois ans le siège de l’Electricité du Liban, EDL, qui ne fournit pas plus de quatre heures de courant par jour, et dont les fenêtres éventrées se teintent, sous l’effet du soleil couchant, particulièrement les jours d’été, d’une magnifique palette allant du jaune pâle au rouge orangé, dans une juxtaposition de carrés colorés qui mêleraient le cubisme et l’impressionnisme. J’arrive sur l’autoroute Charles Hélou. Surprise : notre autostrade côtière, qui s’arrête net un peu avant Tyr au Sud et un peu après Tripoli au Nord, n’est ici barrée que d’un seul côté, celui du port. Je ne suis pas la seule à en être mécontente. Voitures, camions et deux roues passent entre les manifestants de tous âges dont les rangs grossissent à mesure que s’approche l’heure de la commémoration. Une mobylette rase les stands et manque de faire tomber un ami. Je m’agace. Il fait chaud. J’admoneste un soldat qui passe : « Watan, fermez donc cette route ! ». Il acquiesce et continue son chemin sans rien faire. Ce sont finalement les volontaires de Donner Sang Compter, une association qui se charge d’organiser les donations de sang, qui décident de protéger les piétons en faisant barrage de leur corps pour dévier le chemin des automobilistes. Je ne comprends pas ces derniers. Mais quelle idée de transporter des cageots et de se déplacer un 4 août en fin d’après-midi devant le port, comme si de rien n’était ! Après un repérage des lieux et des connaissances, je me hisse sur le muret central qui, à cet endroit, sépare les deux voies de l’autoroute. Ce muret est fait de ces blocs de béton caractéristiques du Liban, pyramides dans leur forme, dotés d’un rectangle large à la base et d’un autre plus étroit au sommet. Ils servent de barricade inamovible partout dans la ville, seuls ou en série, accolés ou espacés, avec une anse en fer ou sans, reliés par une chaîne dangereuse pour le piéton étourdi qui se faufilerait dans leur interstice ou pas, en béton brut ou peints, le plus souvent en blanc, parfois frappés d’un sigle, d’autres fois, rarement, flanqués de plaquettes réfléchissantes pour éviter les accidents la nuit, matérialisation de la réflexion de quelqu’un, quelque part, qui décide envers et contre tout de faire son travail correctement, avec les moyens du bord mais en pensant aux autres, prenant ainsi à sa charge une petite part de cette responsabilité d’Etat qui fait par ailleurs tellement défaut que nous avons désormais, indélébile, gravée dans nos cœurs, nos têtes et nos chairs, la date fatidique du 4 août.

5:30 pm. Debout sur le muret, j’observe la scène. En face de moi, une installation en fer couleur rouille représentant le marteau de la justice. A droite, la tribune où les représentants des familles des victimes se tiendront bientôt, égrenant les noms des 235 morts dans un ordre indéterminé, peut-être du plus jeune au plus âgé, s’arrêtant à 6:07 pm précisément pour une minute de silence. A gauche, une bannière faite avec le même matériau, qui laisse lire, sur un fond de ciel blanc, le slogan « peuple, armée, justice ». Derrière, la créature monstrueuse créée à partir des débris de métal des hangars du port, Le Geste de Nadim Karam, silhouette dégingandée et gigantesque, 25 mètres de haut, 30 tonnes, qui avait fait polémique en août 2021, lors de son installation, parce que, au-delà de l’art, pour l’installer, justement, il a bien fallu l’autorisation des autorités, ces autorités mêmes qui, au moins par inaction, sont les responsables impunis du désastre. Au loin, les silos, ou ce qu’il en reste, qui se consument encore par moments et que l’on voudrait mémorial tandis que d’autres les voudraient tabula rasa, pour mieux reconstruire. Tout au fond, le bleu de la Méditerranée. Et c’est là qu’on vit, qu’on respire l’air terriblement pollué par les générateurs privés qui ont pris le relais pour fournir le service le plus défaillant de l’Etat, celui de l’électricité, pour en tirer profit, sans par contre jamais prendre la moindre de ses responsabilités, sans installer de filtres pour les particules que l’on retrouve sur nos tables, collés à notre peau, dans nos poumons, sans autoriser la libre concurrence sous peine de risquer le bain de sang, sans avoir le moindre scrupule à soumettre les habitants à des rationnements arbitraires, en plein été comme en plein hiver. Dans mon dos, l’EDL.

5:40 pm. Le cortège qui a démarré à la caserne des pompiers de Qarantina arrive vers nous. Les ambulanciers, l’armée, les scouts et leur fanfare, les parents des victimes, et puis les pompiers, les plus applaudis par la foule, avec, à bord de leur véhicule un tout jeune enfant qui transpire et regarde l’air éberlué le spectacle que suscite son propre défilé, et sur le toit, les portraits des hommes et de la femme qui ont péri d’une mort, comme toutes celles du 4 août, somme toute évitable. Et c’est ce qui fait mal. Se souvenir de ceux qui pourraient être encore en vie, de ceux qui ont supplié qu’on vienne les sauver et se sont éteints avant l’arrivée des secours, des parents qui ont porté leurs enfants déchiquetés, ou vice versa, des inconnus qui ont sauvé la vie d’autres inconnus, des voleurs qui ont profité de l’immense tohu-bohu de l’horreur pour se remplir les poches, des miraculés, du sang qui coulait, du titanesque chantier chirurgical qui a occupé l’ensemble du personnel médical du pays pendant plusieurs jours… Comment oublier ?

5:50 pm. Les discours ont du mal à démarrer. D’abord, il y a trop de monde sur l’estrade. Les organisateurs demandent à ce que seuls les orateurs y restent car elle menace de s’effondrer. Ça me fait rire. Ensuite, des slogans politiques fusent ici et là. Je ne suis pas d’entrain. Les organisateurs, pas d’accord. Ils demandent de se limiter à la commémoration du 4 août. Enfin, dans la chaleur moite, des esprits s’échauffent et des bagarres sont sur le point d’éclater. Les organisateurs hurlent au calme, à exprimer sa colère dans les urnes et non dans la rue, et en tous cas pas ce jour, pas ici, pas maintenant. Il leur faudra s’égosiller encore quelques temps dans le micro avant d’obtenir le calme, puis une minute de silence. Combien étions-nous ? Je ne sais pas. Des milliers. Assez nombreux en tous cas pour que ça fasse chaud au cœur. Pour ne pas se sentir oublié.e.

6:00 pm. La cérémonie démarre, en retard. La fille d’un couple d’amis m’a rejoint sur le muret. Dans la liste des morts, elle remarque qu’il y a beaucoup d’arménien.ne.s. Je note une Mendoza. Je reconnais certains noms, je revois leurs visages, je pense à leurs familles. J’en reconnais d’autres, que je ne connais pas, et d’entre eux, c’est le sourire lumineux d’Elias qui me noue l’estomac et me fend le plus le cœur. Sans doute parce que sa photo est belle et qu’elle aurait pu être celle de l’un de mes proches. Sans doute parce qu’elle ressemble à ce que la vie d’un jeune libanais devrait être. Sans doute parce que la dignité de ses amis, lycéens, portant son cercueil m’avait marquée. Sans doute parce que, en ce 4 août 2023, Dalida aurait dit qu’il venait d’avoir 18 ans.

6:10 pm. Les discours se succèdent. Les représentants des familles des victimes parlent bien. Leurs paroles viennent du cœur et c’est une vraie dose de fraîcheur. Ça fait du bien de partager leur douleur. De les entendre dérouler le processus judiciaire et de pointer du doigt les responsables du blocage, un à un, dans un exercice d’équilibriste oratoire difficile vu qu’on leur reproche de politiser l’enquête. Un responsable, dans ce pays, est toujours proche ou issu d’un bord politique. Est-ce donc politique de les nommer ? Et quand bien même, vaudrait-il donc mieux vivre dans l’innommable ? Certains députés les soutiennent. Tiens donc, tout espoir n’est pas perdu. La justesse de leur détermination, puisée dans la rage, dans le désir de comprendre, dans le besoin de faire son deuil, est communicative. Je me dis que, peut-être, une foi collective aussi puissante pourrait augmenter notre fameuse probabilité. Peut-être. Et ce peut-être, c’est déjà un soulagement.

6:45 pm. Le peut-être est déjà un mieux-être. Nous avons tous écrasé une ou plusieurs larmes. Pensé que c’est fou. Nos émotions étaient aussi intenses que le soleil qui nous mordait la peau. Nous rentrons. Que la plupart des bars et des restaurants soient fermés me fait plaisir. C’est décent. Que certains soient ouverts aussi. C’est bienvenu. Nous avons soif. Soif d’être ensemble. Soif d’être en vie. Soif de célébrer le bonheur simple de nous retrouver. Soif de vivre sans trop penser à la mort. Soif d’oublier, pour un moment, ce que nous faisions, à la même heure, le 4 août.

Quel besoin d’apposer une année à cette date ? Aucun. Elle restera, à jamais, indélébile.