Black out²
Je tape ces lignes en retenant mon souffle : ce soir, nous avons du courant. Hier soir, notre moteur s'est coupé à minuit pile : je n'ai pas eu le courage de reprendre ma minuscule torche électrique pour taper un post.
Ce matin, j'ai remarqué que mon blog dispose d'une nouvelle section : celle de "juillet 2006". Les infos ont tenu à rappeler (à ceux qui, comme moi, pensaient oublier) qu'il s'agit du 21e jour après le début du conflit. Il y a une semaine, le 25 juillet, je me demandais ce que la LBC titrerait si la "situation" se prolongeait au-delà du mois de juillet. Je l'ai su aujourd'hui. Lire à l'écran La guerre de l'été 2006 a achevé de me désespérer. Déjà 3 semaines. Je ne réalise le temps passer qu'à travers les fruits qui changent dans mon assiette : les pistaches rouges (festoq halabi) remplacent les amandes vertes (loz akhdar), et les cerises cèdent progressivement la place aux figues de barbarie.
Je ne sais pas s'il est réellement possible de concevoir, de loin, le sentiment d'étrangeté que procure la vie qui continue ailleurs (Fidel, Mel Gibson, la canicule), par opposition à notre vie en suspens et à l'horreur télévisée permanente dans laquelle nous baignons ici. Sur les chaînes locales et sur des chaînes comme Al Jazeera et Al Arabiya, on voit ce qu'on ne voit ni sur CNN, ni sur BBC, ni sur France 2 : à longueur de journée (à longeur de journée), des images abominables défilent sans la moindre censure sur les écrans de millions de foyers, au Liban comme ailleurs. Nos cerveaux enregistrent, pêle-mêle et en continu depuis 3 semaines, des milliers de réfugiés, des femmes en pleurs, des enfants en pleurs, des vieux en pleurs (je n'avais jamais vu des hommes de 80 ans pleurer), des peluches abandonnés, du sang, des blessés couverts de plaies vives, des gros plans de cadavres gris de poussière ou rouges de sang, des mains figées, des corps tordus, des restes humains dévorés par les chiens, des hommes de la Croix-Rouge en larmes, d'autres qui tentent de garder leur dignité, des villages rasés, des décombres de quartiers entiers, des cris, des hurlements, des plaintes, des silences terribles, des familles qui marchent des dizaines de kilomètres sous le soleil d'août (qu'on ne leur parle pas de canicule), parfois sans avoir mangé depuis plus de 24h, et des journalistes écoeurés de sentir l'odeur des morts en décomposition, hésitant à faire leur métier plutôt qu'à aider les (sur)vivants qu'ils rencontrent. En guise de pause publicitaire, nous avons droit aux costumes de tous les ambassadeurs du monde (avec ou sans cravate), à la détermination d'Olmert et au soutien inconditionnel de Condie, de Bush et de Blair, sur des fonds d'assemblées onusiennes, arabes ou européennes.
Moi-même, qui ne détourne pourtant pas les yeux, je ne ressens plus qu'amertume et dégoût. Dans cette Grande Maison où j'ai l'habitude de dîner, pour préserver les enfants, on râture les images des (autres) enfants déchiquetés "par erreur", et on déchire les pages pleines de photos sanglantes.
Comment oublier ? Comment envisager la paix après tout ça ? Je trouve bien naïfs les israéliens qui, aux dires de France 2, pensent qu'il faut "savoir faire la guerre pour mieux faire la paix".
Quand j'entends les israéliens dans les abris de Haifa se plaindre de la promiscuité forcée et de l'absence de douche régulière, je me souviens de ma propre situation. Je pense qu'on vit exactement la même chose : cet inconfort du quotidien, ces petits manques auxquels on refuse de s'habituer et auxquels on s'habitue pourtant, en bref, tout ces détails qui nous rappellent notre humanité fondamentale. Je me dis que les juifs se souviennent volontairement de cette humanité pendant les 24 heures du samedi, les musulmans 5 fois par jour, et la société de consommation jamais. Mais quand je n'en peux plus, que la philosophie m'insupporte et que je m'énerve de tout et de rien, je pense à ce que m'a dit l'un de ces 800.000 réfugiés du Sud que j'ai rencontré dans une école publique du quartier. Cheveux gominés, l'air désinvolte, les bottes pointues, il m'a lancé avec le sourire : "Je ne peux pas t'expliquer... Tous les matins à 5h, allah wakilek, nous sommes réveillés par les enfants". Tous les jours, depuis 3 semaines, il se lave à l'aide d'un tuyau d'arrosage, partage sa chambre avec 40 inconnus et son repas avec 3.000 hommes, femmes et enfants hurlant et gesticulant : voilà la vraie difficulté. Je n'avais pas osé soutenir son regard. Je lui ai simplement dit : "Inchallah...". Depuis, je me défends la moindre plainte. J'aimerais qu'au JT, les habitant de Haifa y pensent aussi.
Le 16 juillet, je reprochais au JT un usage abusif de l'expression "en état de choc". Depuis hier, je sais précisément pourquoi : si je comprends bien que l'on ne supporte pas le bruit des roquettes qui explosent et que l'on ait, tout simplement, peur pour sa vie et pour celle de ses proches, je réserverais cette désignation à ces deux femmes du Sud que l'on a retrouvées au bout d'une semaine de bombardements intensifs, affamées mais miraculeusement vivantes sous un toit de fortune ; elles en avaient oublié leur nom.
Sur les images satellitaires des télés israéliennes, j'ai l'impression de regarder un jeu vidéo. Même la descente de 200 commandos dans un hôpital de Baalbeck (où auraient été détenus les deux soldats) a été filmée avec le plus grand soin (en noir et blanc : hélices de l'hélicoptère, terrain, bottes des soldats dans des couloirs sombres, etc.). Je me demande si l'on croit, en Israël, à la guerre chirurgicale.
Mais quand je dénonce la barbarie des soldats de Tsahal, je ne défends pas pour autant l'action du Hezb. Je déplore simplement que leurs escarmouches, qui se soldent habituellement par "Une roquette tirée sur le nord d'Israël / Des avions israéliens survolent Beyrouth", ne soient pas encore d'aussi bonne guerre. Les habitants de Haifa ET ceux de Beyrouth ne veulent qu'une seule et même chose : vivre, et vivre sans la peur des obus. Or si ceux de mon âge ne gardaient de 1982 que de vagues souvenirs, ils n'oublieront pas 2006 de sitôt : l'ampleur des dégâts et la prolongation des combats laissent peu d'espoir pour une paix prochaine. J'en veux aux deux parties : je sais que les combattants du Hezb prônent la mort, mais parfois, je me demande si les dirigeants israéliens conçoivent la vie au-delà du renouvellement de leurs différents mandats.
Sur BloggingBeirut, je jette un coup d'oeil sur le compteur des civils tués depuis 3 semaines : 841 libanais et 18 israéliens. Je me reproche de vouloir faire le rapport pour jauger l'inefficacité de l'arsenal militaire du Hezb. Par delà l'inflation des chiffres, la réalité de la mort reste la même. Non, ce ne sont pas 46,7 libanais pour 1 israélien. C'est une souffrance bête et brutale, 859 fois renouvelée, à l'identique, et sans qu'en aucune façon l'augmentation de son nombre ne fasse diminuer la douleur de ceux qui l'expérimentent.
Il y a un mois, j'espérais encore que le Hezb trouverait sa voix libanaise. Il y a un mois, mon espoir s'incarnait dans la version arabe du Persepolis de Marjane Satrapi, traduit par une maison d'édition libanaise et paru peu de temps après les tristes manifestations contre les caricatures du prophète : je pensais alors que l'humour d'une iranienne serait efficace pour lutter contre la diffusion de l'idéologie des mollahs...
2:10 am, j'entends une déflagration : c'est la première depuis quelques jours ; encore et toujours à Dahyé.
2:22 am, idem (sauf que c'est la deuxième).
2:31 am, ibidem.
2:42 am, id.
...
Il y a un mois, je rêvais de revenir participer à l'incroyable essor économique et culturel de Beyrouth. Aujourd'hui, je ne suis plus capable d'imaginer demain. Mon avenir et celui de mon pays se confondent désormais dans un immense point d'interrogation.
8 commentaires:
Avant-hier, la trêve :
Les tirs de roquettes du Hezb sont pratiquements suspendus.
Hier, Shimon Peres en déduit ceci :
"Il n'y a pratiquement plus de tirs de roquettes. C'est la preuve que nous avont complètement détruit le Hezb"
Puis il pleut des roquettes sur Israël, le plus fort bombardement jamais réalisé.
Avec des hommes politiques aussi incompétents, je suis certain d'une chose :
DANS TOUS LES CAS, ET QUOI QU'IL SE PASSE, ISRAEL CHOISIRA TOUJOURS LA SOLUTION LA PLUS CATASTROPHIQUE.
San
Jack Lang dit ce qu'il pense de Bush :
http://les-4-verites.france2.fr/?date=2006/08/2&id_article=493
San
Chère Nadine,
Ce sentiment étrange dont tu parles en rapport à la vie qui continue ailleurs,ce sentiment je le ressent aussi.Bien certainement d'une autre façon mais je suis envahie depuis quelques jours de sentiments amers.Comme je te l'ai écrit il y a quelques jours,la vie me sourit à Bordeaux,nous allons même partir en vacances avec les enfants!!!Je pense que certains se disent peut être que ce n'est pas le moment d'écrire cela mais cela est pourtant bel et bien réel.Et ce qui est bien réel c'est qu'à quelques km la vie bascule,en 2006!
C'est pour cette raison que tu ne dois pas arrêter d'écrire,grâce à cela nous ne pouvons pas faire du misérabilisme de convenance!
Biensûr,ce serait plus aisé de ne regarder que les informations aseptiséees et de se dire :"les pauvres...",d'éteindre le téléviseur et puis d'aller faire les courses par exemple,en gueulant parce qu'il ou elle n'avance pas assez vite avec son caddie!Et bien,voilà,je n'ai pas l'impression de faire beaucoup mieux,mais ce que je sais c'est que je pense à ce qui se passe tout au long de la journée et le soir en me couchant.Le sentiment amer c'est que j'essai de me mettre à votre place (bien entendu c'est impossible!)et lorsque je reprend la mienne j'ai honte de ce décalage.Enfin voilà je n'ai pas annulé mes vacances pour autant(même si l'idée m'a traversé l'esprit)et je ne veux pas avoir l'air de me plaindre de ma pauvre situation de privilegiée.
Nadine,saches qu'ici tu es présente et grâce à toi:vous êtes présents.
à vous...
Frédérique
Cana: Un Tunisien succombe à un arrêt cardiaque devant la télévision TUNIS, 3 août 2006 (AFP) - Un Tunisien âgé de 45 ans a succombé à un arrêt cardiaque au moment où il regardait les images du bombardement par l'armée israélienne du village libanais de Cana rediffusées par une télévision arabe, a rapporté jeudi Le Quotidien de Tunis.
La victime, un instituteur de Gafsa (340 km au Sud de Tunis) "a été mortellement choquée par les images de corps d'enfants et de femmes déchiquetés par le bombardement aveugle" de l'armée israélienne, a ajouté le journal.
"Connu pour son dévouement total à la cause arabe", sa mort a endeuillé toute la région de Gafsa, selon le quotidien qui cite l'épouse de la victime et des médecins.
Excellent Nad!
Pourquoi les gens (et surtout les leaders) ne peuvent pas se rendre compte de cette evidence?
je ne sais plus s'il faut se revolter ou etre profondemment triste.
Mais je sais qu'il ne faut pas que tu arretes d'ecrire....
Allo Nad,
Je te lis depuis plusieurs jours et j'apprécie énormément ton témoignage sur ce qui se passe chez toi. J'avoue que je préfére te lire plutôt que de regarder les nouvelles à la télévision. On se sent si impuissant depuis notre salon! J'ai un petit bébé à la maison et voir les cadavres d'enfants sur le petit écran me crève le coeur. Les hommes se déchirent et les femmes souffrent, que de douleurs pour toute cette haine! Lors de ces guerres n'est-ce pas les civils qui sont le plus touchés? Cela me révolte, comme tant d'autre ailleurs, et je ne peux que me sentir privilégiée dans mon petit coin de Québec ou règne la paix.
Tu humanises ce conflit qui nous semble si loin. Ton courage est admirable. Mes pensées les meilleures se faufilent vers toi.
Nad's je suis plus triste que d'hab ce soir. j'ai eu ma famille au téléphone mais je me suis sentie plus seule que jamais sans eux, sans vous tous. J'ai le coeur serré pour vous là-bas, pour nous içi en France. Pourquoi laisse-ton anéantir un peuple, un pays sans essayer, au moins essayer de l'arrêter. Est ce si difficile aujourd'hui d'arrêter des massacres et de stopper une folie meurtrière pareille? Ou nous vivons dans une paranoïa totale ou les bouchers sont vraiment schizophrènes ou c'est un mélange des 2. Je pense à vous tous et suis encore et toujours suspendue (si je puis dire) aux lèvres d'un Peretz, d'un Olmert, d'un je ne sais qui etc etc....
Bonsoir,
Je vous lis tous les jours pour avoir ce regard que nos écrans et nos journalistes, qu’ils soient télévisuels ou de presse, ne donnent pas.
Beyrouth évoque pour moi une amie d’enfance qui s’appelait Rubina et dont je n’ai plus de nouvelles (faute de savoir où la joindre) et le sud du Liban, cette frontière que je pouvais presque toucher, il y a 26 ans ,quand l’envie m’avait prise d’aller travailler dans un kibboutz pour voir comment cela fonctionnait. Celui-là n’était pas loin de Kiryat Shmona et je me souviens d’un jour où il avait fallu s’abriter : des katiouchas, je crois, déjà, mais pas le fait du Hezbollah, nous étions en 1980. Je garde de cette « expérience » deux impressions : la première est une sorte d’engourdissement, la seconde , celle que ce qui vive permanent soudait les différentes composantes de la société israélienne ( askhénaze, sépharades, falachas , etc).. J’en suis toujours un peu là, à cette ambiguïté fondatrice de l’état israélien, à la fois laïc (enfin là où j’étais il n’y avait pas de synagogue) et fondé sur une identité religieuse. Je suis rentrée en regrettant vivement qu’Hannah Arendt , Judah Magnes entre autres, qui s’étaient battus pour un Etat binationa,l n’aient pas été entendus.
Autant dire, catholique agnostique, je ne saisis rien à rien. Pour « aggraver » mon cas je suis aussi allée en Iran, en octobre dernier : pas assez longtemps pour comprendre mais, là encore, suffisamment pour ramener des impressions que quelques photos ravivent. Le nucléaire avait déjà été évoqué mais le président iranien n’en était pas encore aux déclarations musclées contre l’Etat juif. J’ai sacrifié au foulard, que je portais assez maladroitement ce dont on ne m’a jamais tenu rigueur. A Yazd, Abjaneh, Kashan, Shiraz, Ispahan, notre petit groupe suscitait une curiosité amusée et bienveillante : surtout de la part des jeunes, majoritaires semble t –il.
Nous parlions de chez nous, lisions des poèmes de Hafez, de Khayyäm…L’Iran m’a semblé délicat….sauf Téhéran… sauf ce régime qui, pour moi, ne me semble pas « coller ».
Mais voilà …en Palestine comme en Iran et probablement plus généralement dans toute cette région les occidentaux viennent chercher quelque chose qui n’a rien à voir avec la réalité: des racines improbables, une « nostalgie ». Dans un très beau livre «Les palestiniens », Elias Sanbar, donne à lire la tragédie de son peuple au travers de photos anciennes et contemporaines.
A vous lire (ainsi que ceux dont vous donnez les liens) il me semble que j’ai quelque chances de pouvoir me décrasser un peu.
Reste la folie qui guette tous ceux qui se sentent tous puissants : celle-là s’inscrit toujours dans les corps …sauf le leur.
Amicalement
Sylvie (Paris)
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