From Бања Лука
Perplexe, j'ai retourné les deux cartes dans tous les sens, j'ai fait dix pas à gauche, deux à droite, cinq en avant et trois en arrière. Les rares noms de rue étaient en cyrillique, en dépit du fait que la Bosnie et la Croatie (mais pas la Republika Srpska) se latinisent à vitesse grand V. J'ai pensé demander mon chemin, puis me suis lâchement ravisée.
Je me suis aventurée à jeter un coup d'oeil dans l'un des trop rares interstices. J'ai eu l'impression d'espionner du gazon par un trou de serrure. Je n'ai pas osé m'attarder, pour ne pas être prise en flagrant délit de voyeurisme. Puis, juste derrière le kiosque posté un peu plus loin, j'ai aperçu un petit bout de muret, et une vieille grille noire ne dépassant pas le mètre 50.
Je me suis approchée, mais je n'ai rien vu.
Rien.
Je me suis souvenue du centre-ville de Beyrouth que j'ai découvert en 1991. J'ai pensé aux romans de Sélim Nassib, juif libanais né en 1946 : les premières pages de Fou de Beyrouth décrivent le centre-ville, nouvellement accessible au public à la fin de la guerre (d'avant). Adolescente, n'ayant jamais connu le centre-ville d'avant, je n'avais pas été frappée par le fait que la nature y avait repris ses droits : il m'avait alors semblé tout à fait naturel de voir des immeubles entièrement criblés, des rues défoncées, et des débris de verre au milieu des arbres, de l'herbe et des fleurs.
A Banja Luka, le spectacle était en tout point identique. A l'endroit où s'est dressée la mosquée Ferhadija pendant plus de 4 siècles, il n'y avait que quelques pierres, de la boue et du vert, comme partout ailleurs en ville. Autant dire : rien.
Je m'en suis voulu de ma naïveté.
Pourtant, tous les jours, au détour de chaque rue, Beyrouth m'offre un parking, parfois encore doté d'un petit muret de pierre, d'un balcon en l'air ou d'un escalier suspendu, autant de détails qui rappellent la volonté farouche des propriétaires terriens de rester maîtres de leur argent : ils ont souvent préféré raser leurs Grandes Maisons familiales plutôt que de voir l'Etat les classer "monuments historiques". Tous les jours, je pense à cette vieille maison en face de chez moi, à ce bout de paradis en face duquel j'ai grandi, à la série de toits rouges de ma rue. Tous les jours, je pense au noeud dans mon estomac quand j'ai appris que le "palais" d'en face, ainsi que le vieil immeuble des années 50 (?) juste derrière, allaient bientôt être détruits pour céder la place à 3 tours de béton : et ce, pour la bagatelle de 15 millions de dollars. Tous les jours, à Paris, à Banja Luka ou ailleurs, je pense à ma rue : tous les jours, quelque part dans le monde, je maudis le propriétaire d'en face.
A Beyrouth, je préfère profiter de chaque instant que je peux encore passer sur mon balcon, à contempler le bougainvillier mauve du haut de mes 4 étages, à m'émerveiller de la finesse architecturale de mes ancêtres, et à rêver de la tranquillité de mon propre pays.
De retour à Paris, je posterai la photo de ce que j'admire depuis 30 ans. En attendant, voici l'image ma rue, vue par Google Earth. Le toit rouge dont je ne me résous pas à faire le deuil est au centre. Mais tous ceux que l'on voit sont menacés.
J'ai mal de poster cette photo. J'ai mal de penser que dans quelques temps (un an ?), Google confirmera qu'une partie de mon enfance a été rayée de la surface du globe.Mon ministre de la culture, Tarek Mitri, aurait peut-être pu y faire quelque chose. Dernièrement, il était occupé à défendre mon pays à l'ONU. Voici donc une autre des conséquences de la guerre : un brin de poésie jeté à la trappe pour parer à bien plus urgent : sauver des vies. Moi, je ne comprends pas que les libanais veuillent se construire un avenir commun en effaçant le passé. Car j'ai au moins ces quelques petites choses en commun avec les partisans du Hezb : le hommos, les toits rouges et un attachement viscéral à mon pays.
Ce soir, j'ai dîné avec une bosniaque et un vietnamien. La bosniaque ignorait tout du Liban, jusqu'à la signification de "chickpeas" (pois chiches, ingrédient de base du hommos). J'ai constaté que nos 3 guerres ont été successives : en 1975, la guerre du Viêt-Nam s'achevait alors que le Liban s'embrasait ; en 1991, je découvrais Beyrouth et Solidere alors que le siège de Sarajevo se préparait ; en 2006, j'ai dû aller sur Wikipédia pour savoir qu'en 1993, la guerre éclatait au Burundi.
Demain, je pars pour Bihać, en Fédération de Bosnie-Herzégovine, deuxième région de la Bosnie-Herzégovine. Là-bas, j'aurais peut-être un peu plus de chances qu'ici de trouver ce qu'un ami m'a demandé : un livre sur l'architecture des mosquées de Sarajevo (Сарајево en cyrillique).
Aujourd'hui, Ahmedinejad a proposé à Bush un débat télévisé en live et sans censure : même CNN en a parlé. J'ai trouvé la démarche audacieuse. Dans Astérix, le combat des chefs évitait à deux populations entières de s'entre-tuer.
Dans l'attente de savoir si W prendra la proposition avec assez de sérieux pour la décliner, le blocus aérien et maritime sur Beyrouth continue.