Indélébile (1/3) - La date
Indélébile.
Adjectif. 1528. Du latin indelebilis "indestructible".
Qui ne peut s’effacer. Souvenir indélébile. Inoubliable. Dixit Le Petit
Robert.
Indélébile. La
date. Le 4 août. Comme toutes les dates indélébiles, nul besoin de
mentionner l’année. Au Caire, lors de mes premiers séjours, cette caractéristique
mémorielle m’avait déjà frappée. Kobri 6 October. Le pont du 6
octobre, qui donnera son nom à tout un quartier. Plus loin, Me7war 26
Julio. Le corridor du 26 juillet. Adjacent, Kobri 15 Mayo.
Le pont du 15 mai. Pour une étrangère, c’était presque cocasse tant cette
juxtaposition de dates augmentait la possibilité de se tromper d’adresse.
Comment s’en souvenir ? Pour mieux comprendre, j’ai interrogé l’histoire. Le 6
octobre ? 1973. Début de la guerre contre Israël menée par l’Egypte et la Syrie,
quatrième de la série des guerres israélo-arabes, également dite guerre du Yom
Kippour ou guerre du Ramadan, lancée le jour du Yom Kippour qui coïncidait
cette année-là avec le dixième jour du Ramadan. Une victoire pour l’Egypte vu l’effet
de surprise créé et l’accord de paix signé avec Israël, qui lui permettra de
reprendre le Sinaï, sa partie asiatique et désormais destination touristique de
prédilection, avec des complexes balnéaires pharaoniques à Sharm el Sheikh, sur
la Mer Rouge, où j’ai eu, une fois, la chance de me baigner avec des poissons
multicolores. Le 15 mai ? 1971. Début de la Révolution Corrective, dont le nom
peut faire sourire, lancée par Sadate pour purger le gouvernement des
nasséristes. Le 26 juillet ? 1952. Date du départ du roi Farouk, suite au coup
d’état démarré trois jours plus tôt par le Mouvement des Officiers Libres, mené
entre autres par Abdel Nasser. Le fait que le corridor et le pont soient aujourd’hui
adjacents prend alors une tout autre signification, même si le 26 juillet l’emporte
de loin en longueur. D’autres dates à l’année "blanche" sont gravées
dans ma mémoire et dans celle de nombre de mes contemporains. Le 11 septembre ?
New York, 2001. Le 18 juin ? Londres, 1940. Le 14 juillet ? Paris, 1789. Le 4
août ? Beyrouth, 2020 !
C’est comme si
c'était hier, trois ans plus tard. Je note au passage que je suis restée
silencieuse en 2022. Comme si les mots, le temps d’une année, n’avaient plus eu
leur place. Et pourtant... Le rassemblement de 2023, hier, était très émouvant.
J’y suis allée sans croire une seule seconde à la possibilité d’une justice
pour les victimes, tant la loi du plus fort et du mieux armé prévaut. J’y ai
été parce qu’il le faut, malgré tout. Parce que j’aime faire ma part, même si
elle est modeste. Parce que je me dis que tout est une question de probabilités.
Que mon action individuelle a une très forte probabilité d’être vaine. Que cette
action individuelle, agrégée à beaucoup d’autres, a une toute petite chance de
ne pas être vaine. Et que ce qui est sûr et certain, c’est que l’absence de
toute action signerait le triomphe de l’injustice. Et ça, je ne peux m’y
résoudre.
J’ai donc emprunté
le même chemin que l’an dernier, dévalant la colline jusqu’au port. J’ai
constaté les quelques bâtiments encore ravagés. La place Mar Mikhael inachevée
pour cause d’interférences politiques, à l’intersection des rues Gouraud et
Pasteur, là où l’immeuble d’angle n’a pas encore été réparé. Le squelette en béton
qu’est devenu depuis trois ans le siège de l’Electricité du Liban, EDL, qui ne
fournit pas plus de quatre heures de courant par jour, et dont les fenêtres
éventrées se teintent, sous l’effet du soleil couchant, particulièrement les
jours d’été, d’une magnifique palette allant du jaune pâle au rouge orangé, dans
une juxtaposition de carrés colorés qui mêleraient le cubisme et l’impressionnisme.
J’arrive sur l’autoroute Charles Hélou. Surprise : notre autostrade
côtière, qui s’arrête net un peu avant Tyr au Sud et un peu après Tripoli au
Nord, n’est ici barrée que d’un seul côté, celui du port. Je ne suis pas la
seule à en être mécontente. Voitures, camions et deux roues passent entre les manifestants
de tous âges dont les rangs grossissent à mesure que s’approche l’heure de la
commémoration. Une mobylette rase les stands et manque de faire tomber un ami.
Je m’agace. Il fait chaud. J’admoneste un soldat qui passe : « Watan,
fermez donc cette route ! ». Il acquiesce et continue son chemin sans
rien faire. Ce sont finalement les volontaires de Donner Sang Compter, une
association qui se charge d’organiser les donations de sang, qui décident de protéger
les piétons en faisant barrage de leur corps pour dévier le chemin des
automobilistes. Je ne comprends pas ces derniers. Mais quelle idée de transporter
des cageots et de se déplacer un 4 août en fin d’après-midi devant le port,
comme si de rien n’était ! Après un repérage des lieux et des connaissances,
je me hisse sur le muret central qui, à cet endroit, sépare les deux voies de l’autoroute.
Ce muret est fait de ces blocs de béton caractéristiques du Liban, pyramides
dans leur forme, dotés d’un rectangle large à la base et d’un autre plus étroit
au sommet. Ils servent de barricade inamovible partout dans la ville, seuls ou
en série, accolés ou espacés, avec une anse en fer ou sans, reliés par une
chaîne dangereuse pour le piéton étourdi qui se faufilerait dans leur interstice
ou pas, en béton brut ou peints, le plus souvent en blanc, parfois frappés d’un
sigle, d’autres fois, rarement, flanqués de plaquettes réfléchissantes pour
éviter les accidents la nuit, matérialisation de la réflexion de quelqu’un,
quelque part, qui décide envers et contre tout de faire son travail correctement,
avec les moyens du bord mais en pensant aux autres, prenant ainsi à sa charge une
petite part de cette responsabilité d’Etat qui fait par ailleurs tellement
défaut que nous avons désormais, indélébile, gravée dans nos cœurs, nos
têtes et nos chairs, la date fatidique du 4 août.
5:30 pm. Debout
sur le muret, j’observe la scène. En face de moi, une installation en fer couleur
rouille représentant le marteau de la justice. A droite, la tribune où les
représentants des familles des victimes se tiendront bientôt, égrenant les noms
des 235 morts dans un ordre indéterminé, peut-être du plus jeune au plus âgé, s’arrêtant
à 6:07 pm précisément pour une minute de silence. A gauche, une bannière faite
avec le même matériau, qui laisse lire, sur un fond de ciel blanc, le slogan « peuple,
armée, justice ».
Derrière, la créature monstrueuse créée à partir des débris de métal des
hangars du port, Le Geste de Nadim Karam, silhouette dégingandée et gigantesque,
25 mètres de haut, 30 tonnes, qui avait fait polémique en août 2021, lors de
son installation, parce que, au-delà de l’art, pour l’installer, justement, il
a bien fallu l’autorisation des autorités, ces autorités mêmes qui, au moins par
inaction, sont les responsables impunis du désastre. Au loin, les silos, ou ce
qu’il en reste, qui se consument encore par moments et que l’on voudrait mémorial
tandis que d’autres les voudraient tabula rasa, pour mieux reconstruire.
Tout au fond, le bleu de la Méditerranée. Et c’est là qu’on vit, qu’on respire
l’air terriblement pollué par les générateurs privés qui ont pris le relais pour
fournir le service le plus défaillant de l’Etat, celui de l’électricité, pour
en tirer profit, sans par contre jamais prendre la moindre de ses responsabilités,
sans installer de filtres pour les particules que l’on retrouve sur nos tables,
collés à notre peau, dans nos poumons, sans autoriser la libre concurrence sous
peine de risquer le bain de sang, sans avoir le moindre scrupule à soumettre
les habitants à des rationnements arbitraires, en plein été comme en plein
hiver. Dans mon dos, l’EDL.
5:40 pm. Le cortège qui a démarré à la caserne des pompiers de Qarantina
arrive vers nous. Les ambulanciers, l’armée, les scouts et leur fanfare, les
parents des victimes, et puis les pompiers, les plus applaudis par la foule, avec,
à bord de leur véhicule un tout jeune enfant qui transpire et regarde l’air
éberlué le spectacle que suscite son propre défilé, et sur le toit, les portraits
des hommes et de la femme qui ont péri d’une mort, comme toutes celles du 4
août, somme toute évitable. Et c’est ce qui fait mal. Se souvenir de ceux qui
pourraient être encore en vie, de ceux qui ont supplié qu’on vienne les sauver et
se sont éteints avant l’arrivée des secours, des parents qui ont porté leurs
enfants déchiquetés, ou vice versa, des inconnus qui ont sauvé la vie d’autres
inconnus, des voleurs qui ont profité de l’immense tohu-bohu de l’horreur pour se
remplir les poches, des miraculés, du sang qui coulait, du titanesque chantier
chirurgical qui a occupé l’ensemble du personnel médical du pays pendant plusieurs
jours… Comment oublier ?
5:50 pm. Les discours ont du mal à démarrer. D’abord, il y a trop de
monde sur l’estrade. Les organisateurs demandent à ce que seuls les orateurs y
restent car elle menace de s’effondrer. Ça me fait rire. Ensuite, des slogans
politiques fusent ici et là. Je ne suis pas d’entrain. Les organisateurs, pas d’accord.
Ils demandent de se limiter à la commémoration du 4 août. Enfin, dans la
chaleur moite, des esprits s’échauffent et des bagarres sont sur le point d’éclater.
Les organisateurs hurlent au calme, à exprimer sa colère dans les urnes et non
dans la rue, et en tous cas pas ce jour, pas ici, pas maintenant. Il leur
faudra s’égosiller encore quelques temps dans le micro avant d’obtenir le calme,
puis une minute de silence. Combien étions-nous ? Je ne sais pas. Des
milliers. Assez nombreux en tous cas pour que ça fasse chaud au cœur. Pour ne
pas se sentir oublié.e.
6:00 pm. La cérémonie démarre, en retard. La fille d’un couple d’amis m’a
rejoint sur le muret. Dans la liste des morts, elle remarque qu’il y a beaucoup
d’arménien.ne.s. Je note une Mendoza. Je reconnais certains noms, je revois
leurs visages, je pense à leurs familles. J’en reconnais d’autres, que je ne
connais pas, et d’entre eux, c’est le sourire lumineux d’Elias qui me noue l’estomac
et me fend le plus le cœur. Sans doute parce que sa photo est belle et qu’elle aurait pu être celle de l’un de mes proches.
Sans doute parce qu’elle ressemble à ce que la vie d’un jeune libanais devrait être.
Sans doute parce que la dignité de ses amis, lycéens, portant son cercueil m’avait
marquée. Sans doute parce que, en ce 4 août 2023, Dalida aurait dit qu’il
venait d’avoir 18 ans.
6:10 pm. Les discours se succèdent. Les représentants des familles des
victimes parlent bien. Leurs paroles viennent du cœur et c’est une vraie dose
de fraîcheur. Ça fait du bien de partager leur douleur. De les entendre dérouler
le processus judiciaire et de pointer du doigt les responsables du blocage, un
à un, dans un exercice d’équilibriste oratoire difficile vu qu’on leur reproche
de politiser l’enquête. Un responsable, dans ce pays, est toujours proche ou
issu d’un bord politique. Est-ce donc politique de les nommer ? Et quand
bien même, vaudrait-il donc mieux vivre dans l’innommable ? Certains
députés les soutiennent. Tiens donc, tout espoir n’est pas perdu. La justesse
de leur détermination, puisée dans la rage, dans le désir de comprendre, dans
le besoin de faire son deuil, est communicative. Je me dis que, peut-être, une
foi collective aussi puissante pourrait augmenter notre fameuse probabilité.
Peut-être. Et ce peut-être, c’est déjà un soulagement.
6:45 pm. Le peut-être est déjà un mieux-être. Nous avons tous écrasé une
ou plusieurs larmes. Pensé que c’est fou. Nos émotions étaient aussi intenses que
le soleil qui nous mordait la peau. Nous rentrons. Que la plupart des bars et
des restaurants soient fermés me fait plaisir. C’est décent. Que certains
soient ouverts aussi. C’est bienvenu. Nous avons soif. Soif d’être ensemble.
Soif d’être en vie. Soif de célébrer le bonheur simple de nous retrouver. Soif
de vivre sans trop penser à la mort. Soif d’oublier, pour un moment, ce que
nous faisions, à la même heure, le 4 août.
Quel besoin d’apposer une année à cette date ? Aucun. Elle restera, à jamais, indélébile.