samedi 7 juin 2008

Für Jalalabad

Jalalabad, samedi 31 mai 2008


Hier soir, le couvre-feu du générateur (ou "moteur", comme on dirait à Beyrouth) m'a forcée à garder mon texte inachevé. Ce soir aussi, l'extinction obligatoire des feux me surprend en plein rédaction. Mais cette fois, je poursuis mon écriture à la lumière de ma torche (ou "pile", comme on dirait à Beyrouth).

Au-dessus de moi, le ciel est étoilé. Il ressemble beaucoup à celui que j'aime admirer depuis la montagne libanaise. Les montagnes d'Afghanistan m'émeuvent comme autant d'obstacles à surmonter pour mériter le suffixe en -stan. Mais leur beauté aride, ici, m'est inaccessible, par mesure de sécurité. Savoir le grand air si proche, l'apercevoir depuis n'importe quelle fenêtre de la ville et ne pas pouvoir le savourer aura été la frustration marquante de tout mon séjour.

La matinée s'est achevée par un attentat contre un convoi de l'ISAF, à 500 mètres de mon lieu de travail. Expérimenter, loin de chez moi, le même type d'événements, me laisse comme un arrière-goût un peu amer. L'attentat d'aujourd'hui m'a brusquement ramenée à Beyrouth, à Beyrouth qui me manque depuis que j'en ai été privée sans préavis. Lorsque j'y retournerai, il se sera passé plus de 5 semaines. 5 semaines à vivre dans une valise et à occulter l'absence.

Aujourd'hui, j'ai eu mal pour l'Afghanistan, comme j'ai généralement mal pour mon pays. Profondément et sincèrement, avec un mélange d'amertume et d'envie de tout laisser tomber pour aller confronter les sommets désertiques, dont le silence immense m'offrira peut-être ce que ma connaissance de la géographie ne m'apporte pas. Une certaine sérénité...

Aujourd'hui, j'ai eu mal pour les civils afghans, morts parce qu'ils se trouvaient là, par hasard. Mal pour ceux qui ont fui et qui se feront peut-être dédommager (ou pas) leurs voitures abandonnées, dynamitées à la suite de l'attentat parce que considérées comme suspectes. J'ai eu mal pour les familles et amis des deux soldats tués. J'en ai voulu aux donneurs de leçons de démocratie autant que j'en ai voulu aux talibans, qui sont une insulte à ce que le mot "taleb" signifie (i.e. étudiant, plus littéralement "demandeur", soit demandeur de savoir), une insulte à la connaissance et au savoir proprement dits. J'en ai voulu aux deux parties de saboter mes efforts de compréhension, déployés depuis 10 jours, pour dépasser le cliché et les regards noirs qui me fixent dans la rue sans jamais se détourner. J'en veux aux deux camps, comme pendant l'été 2006, de ne pas savoir se battre sur des fronts moins sanglants. J'en veux aux uns de mépriser la vie à ce point, et de considérer ceux qui ne sont pas des leurs comme une simple monnaie d'échange. J'en veux aux autres de sur-sacraliser leur propre vie, au point de massacrer des milliers d'autres pour sauvegarder la leur. J'en veux aux deux camps de croire à l'existence d'une seule vérité, la leur. Je leur en veux de manquer à ce point de modestie. Je leur en veux de ne pas savoir écouter le silence immense des montagnes.

Ce soir, je m'endors épuisée, la rage au cœur
et les larmes ravalées, avec autant d'envies contradictoires qu'il n'y a d'étoiles au-dessus de mon lit de bois et de cordes tressées. Ici comme à Beyrouth, j'ai mal de ne pas savoir exprimer ma rage autrement qu'en continuant à vivre normalement, avec pour maigre victoire morale l'impression de ne pas céder aux incertitudes de mon monde.

Demain, je voudrais faire le tour des maisons basses de Jalalabad, et faire retentir dans l'air encore frais du petit matin les milliers de Für Elise qui servent de sonnette à la majorité des demeures,
sans doute en vertu d'un fournisseur unique, et qu'on entend rythmer la journée bien plus souvent que les muezzins... Je voudrais offrir à chaque habitant de Jalalabad la v.o. de la Bagatelle n°4 en La mineur, et les laisser rêver au cheminement de cette musique à travers le temps et l'espace, avant qu'elle ne vienne envahir leur espace quotidien, autrement plus subtilement que les Humvees. Rêver surtout au courage de cet artiste-compositeur atteint de surdité. Et puis me laisser bercer, moi aussi, par l'espoir d'un avenir meilleur...