samedi 23 février 2008

Родом из Бейрут (Ливан)

Hier soir, je passais ma dernière nuit à l’hôtel de l’Est (Восток, lire Vostok), Birobidzhan, Oblast Autonome Juif (EAO) au sein de la Fédération Moderne de Russie. Pour le bout du monde que ça pourrait représenter (GMT+10) aux yeux d'une Libanaise, c’est tout de même un coin relativement accessible. Les habitants estiment avoir la chance de ne pas se trouver dans une région trop reculée, puisque desservie par le Transsibérien et située à 2-3 heures de l’aéroport d’une grande ville de l’Est (Khabarovsk) ET sur une route nationale.

De mon côté, je logeais dans le seul hôtel de la ville, rue Cholem Aleichem, en face d’une statue dudit monsieur (1859-1916), que je découvre avec surprise être l’auteur du "Violon sur le toit" plutôt qu'un cantique ashkénaze (i.e., à ne pas confondre avec Shalom Aleikhem). L’hôtel est empreint du charme de l’ancienne Union Soviétique. Papier peint gris et rugueux, linoleum (n.d.l.a. : jubilation. Depuis que j’ai rencontré ce mot au consonances savantes dans mon Bordas de 4e et identifié le matériau, beaucoup moins précieux, bien des années plus tard, j’attends avec impatience l’occasion de l’utiliser – il est des mots, comme celui-là, que je n’ai jamais fait que lire et dont j’ignore jusque la prononciation correcte), linoleum marron donc, à motif beige, et salle de bain dont le sol en V permet d’économiser le prix d’un bac à douche. Depuis la chambre, on entend en permanence l’eau gargouiller dans de larges tuyaux sur lesquels pendent des serviettes trop petites. Le matin, au creux du V, j'observe une eau pas franchement chaude s'écouler à travers un regard en fonte à 3 yeux. Comme un mensonge au milieu de la figure, un robinet s’étire en longueur, à hauteur de bras, desservant à la fois le lavabo et l’éventuel humain souhaitant prendre une demi-douche pentue. Le premier jour, je n’en revenais pas. Le deuxième, j’en riais déjà. Ce matin, j'ai pensé le photographier pour ne pas l’oublier trop vite.

Mon lit, kinayat 3an [1] un morceau d’éponge de basse qualité d’1 mètre sur 2, que j’aurais bien soupçonné de fabrication chinoise si l’hôtel n’avait pas tellement l’air de dater de l’époque d’"avant" l’émergence de la menace chinoise sur l’économie mondiale (euh, occidentale), disons donc un morceau d’éponge soviétique des années 80, est flanqué d’un drap blanc d'à peine plus d’1 mètre de largeur qui ne parvient pas à s'étaler sur 2 mètres de longueur. Le clou réside en un couvre-lit de couleur indéterminée, ramagé de noir, rose, beige et bleu-gris, qui rappelle des rideaux également trop courts. Au-dessus d'un frigo vide, la télévision locale ne s'éteint pas instantanément d'un simple clic sur le bouton "Power". L'image se clôt plutôt comme une pièce de théâtre, par le coulissement simultané de 2 pans noirs et verticaux qui se rejoignent au milieu de l'écran.

La chambre est surchauffée et l’air y est très sec. Tous les jours, je jauge la diminution du bol d’eau que j’ai placé près du lit, en regrettant de ne pouvoir ouvrir allègrement ma fenêtre pour changer d’air : avec une température extérieure de -20°C, toutes mes tentatives d’aération se sont systématiquement soldées par un abandon par forfait au bout de 10 secondes. J’ai donc fini par me faire à l’odeur âcre du linoleum chauffé à bloc, dans laquelle se distingue encore celle du tabac du précédent locataire et qui imprègne jusque les poils de ma brosse à dents.

Je me construis pourtant rapidement un petit confort personnel au milieu de ce rien, créant de petites habitudes éphémères à 8.000 kilomètres de chez moi. Tous les matins, au lieu de pester contre le manque d'ergonomie de la douche, je pense à Dostoïevski exilé au Kamtchatka. Je suis effarée par la vitesse à laquelle l’homme s’habitue à presque tout, et je me demande souvent jusqu’où, pour moi, irait ce "presque".

Ici, on fait démarrer sa voiture à distance 5 bonnes minutes avant de sortir, à l’aide d’une télécommande dotée d'un thermomètre digital, et on attend sagement que la température indiquée passe de -20°C à -2°C. Par contraste, l’air intérieur est tellement sec que ma peau craquelle, semant de minuscules particules de moi sur tout ce qui la touche : chaussettes, pulls ou draps sont logés à la même enseigne, et j’ai beau m’enduire de ma crème mention "soft", rien n’y fait. Je songe aux milliers d’indices de mon passage que j’abandonne à ces messieurs de l’ex-KGB, leur viendrait-il à l’esprit de retracer mon chemin.

Je me donne la peine, depuis une semaine, de transformer les lettres que je connais en un alphabet que je ne maîtrise qu’à travers 8 heures d’un Assimil de poche. Je m’évertue donc à convertir les roubles en euros et les pectopah (pекторан) en restaurants. J'hésite entre les méthodes syllabaire ou globale, et mémorise les innombrables mouillées que comprend le cyrillique : я, й, ё, ю deviennent ya, yé, yo, you ; mais le "y" compte pour "ou" ; et le grand T s’écrit en fait petit "m" tandis que le petit "g" se prononce D et que le "g" s’écrit comme un "r"... En bref, c’est plutôt grand aïe et je pense souvent à la machine à écrire que Gaston a remontée en négligeant allègrement l'ordre bien établi d'Azerty. Mais je suis totalement ravie de déchiffrer М-о-с-к-в-а et de suivre la Moskva jusqu’à Gorky Park, le temps d'un slow sur la piste de danse d’un restaurant chinois.

Je me donne aussi un peu de tracas pour appréhender la façon dont les gens doivent me percevoir. Comme on m’avait prévenu d’une certaine xénophobie russe, je m’apprêtais à porter le cèdre en bandoulière, pour défier quiconque voudrait poser un regard un tant soit peu dédaigneux sur ma libanité. Or que nenni. Comme s’il s’agissait d’une évidence, j’avais déjà passé 3 jours à servir du Beyrouth (Бейрут) presque agressif à tous ceux que croisais (dans le style "essayez donc de critiquer ma ville"), avant que quelqu’un de bien inspiré ne finisse par demander : "Où est-ce donc, Beyrouth ?". Et là, à ma grande surprise, on se lance dans une explication sur un vague endroit pas trop loin du Libéria ou du Nigéria, enfin quelque chose comme ça. Je ne sais pas comment, sans parler russe, j’ai flairé l’erreur. J’ai demandé des précisions sur la réponse. Et j’ai dit que non, non, non, Lebanon en anglais ne pouvait pas donner Libéria en russe. Au bout de quelques essais infructueux, j’ai fini par tenter le mot français, Liban. Et là, miracle ! Tout le monde semblait connaître Livann (Ливан), et me situait bien sur les cartes du monde accrochées un peu partout en intérieur (comme si les Birobidjanais, eux aussi, avaient envie de s’y inscrire plus solidement).

Les questions étaient pourtant méfiantes, me semblait-il. De la classique "quelle est ta religion ?" à la plus subtile "on boit un verre ?", je commençais à repérer les petits pièges du langage. Pour moi, ici, l'identité est presque forcément problématique. Aux yeux de mes interlocuteurs, mes origines me rendaient soit sympathisante tchétchèno-afghane (en bonne sunnite jihadiste arabe), horriblement catholique ou irrévérencieusement grecque (orthodoxe), voire chiite-terroriste en guerre ouverte contre le pays frère, Israël, où toute la nouvelle génération juive de Birobidjan a émigré. Quelques fois, je tentais de brouiller les pistes en agitant mon identité française, mais je n’arrivais jamais à occulter mon lieu d’origine. Née à Beyrouth. Родом из Бейрут. Irréversiblement. Et même si, en évoquant par pur hasard l'été 2006, j'ai un peu eu l'impression qu'il n'avait existé que dans mon imaginaire...

Sur les 190.000 habitants que compte l’Oblast, il ne reste guère plus d’une poignée de juifs (approx. 5%). Je ne suis toujours pas arrivée à comprendre dans quelles circonstances précises a été créée cette République tout à fait curieuse (à défaut d’être unique en son genre), qui a fêté ses 70 ans l’année dernière. Si l’on remonte donc à 1937, il n'est pas exclu que Staline en ait décrété la création lui-même. La version de Wikipédia diffère de celles que j’ai pu entendre ici, elles-mêmes d’ailleurs différentes entre elles (entre incitation en douce ou migration forcée). Etait-ce vraiment une tentative de résolution du conflit naissant en Palestine ? Je rentre chez moi sans réponse. Il n’en demeure pas moins qu'un immense chandelier à 7 branches se dresse en face de la gare, et que, à l’entrée de la ville, son nom s’étale en double horizontale, de gauche à droite en cyrillique, et de droite à gauche en hébreu. Si le yiddish subsiste encore, il ne serait plus parlé que par quelques vieux et, moi, j’aurais exclusivement entendu parler russe pendant toute la semaine. Les quelques juifs qui se sont déclarés, à ma grande déception, ne parlaient ni yiddish, ni hébreu. Il y en avait même pour trouver qu’il faisait trop chaud en Israël. J’ai difficilement contenu un grand sourire.

Les gens souhaitent me voir revenir, en été de préférence, parce qu’il fait +30°C à ce moment-là et que tout y est verdoyant. Ayant moi-même semé quelques petites illusions au cours de la semaine, je n’ai pas voulu retirer celle de mes hôtes en leur expliquant que les arbres dénudés dans l’immensité blanche étaient d’une poésie glaciale et infiniment supérieure pour une libanaise des vertes plaines du Liban Nord. Et que +30°C loin de la Méditerranée, ce sont tout de même 5 degrés trop loin de la mer. J’ai aussi omis de leur dire que je serais tout de même curieuse de savoir si, dans mon hôtel de l’Est rénové, la réception se situera toujours au rez-de-chaussée, la remise des clés au premier étage et les chambres à partir du deuxième... parce que, sinon, la dame du premier n'aurait pas de travail !

Ce soir, je suis à Khabarovsk, après 4 heures de train à travers de grandes plaines blanches et or sur fond de ciel gris. Je pourrais m'étendre encore longuement sur mes impressions russes. Sur l'immensité des rues et des avenues. Sur la beauté éphémère des sculptures de glace au soleil. Sur les sourires dorés des sexagénaires. Sur l'ambiance festives des restaurants dansants. Sur l'incongruité des palmiers électriques dans le paysage. Sur la présence d'Alain Chabat sur les écrans du Transsibérien. Sur le réconfort matinal du tchaï local. Sur la conduite à gauche avec un volant à droite. Sur ma salle de bains qui ne comporte toujours qu'un sol désespérément incliné.

Le plus notable est peut-être que j’ai failli dîner dans un restaurant russe où des chanteuses en habit traditionnel célébraient la fête de l’armée (23 février [2]), devant des touristes japonais de toute évidence ravis. J’ai préféré m’éclipser pour aller manger dans un pectopah japonais local, où j’ai pu, pour la première fois, déchiffrer le menu en cyrillique
ET le comprendre, pour finir par commander, sans intermédiaire ni traduction : un Agedashi dofu (Агедаши дофу) et un Katsu curry (Катсу кари), spassiba. Et miracle de la gastronomie : l'espace d'un instant, je me suis perdue loin du Far East, quelque part entre mes restaurants japonais favoris et les rues de Tokyo que je rêve de découvrir, un jour...


[1] kinayat :
métonymie. Mais "kinayat" est une figure de style que j'apprécie tout particulièrement en arabe... "A kinayat 3an B" signifie que l’on pourrait résumer A par B – alors que, bien entendu, il n’est pas question de résumer quoi que ce soit puisque B va s’étendre en longueur...
[2] Anciennement "jour de l'armée soviétique", "jour de ceux qui sacrifient pour défendre la patrie" depuis. La fête des hommes, m'a-t-on expliqué. Suivie, le 8 mars, par celle de la femme.