lundi 18 juin 2007

Bises de nulle part

Il paraît que El Mansoura est le pays de Oum Koulthoum, de Adel Imam et de Faten Hamama. Il paraît aussi que c'est la 3e ville la plus importante d'Egypte, après Le Caire et Alexandrie (Alex pour les intimes). Avec près d'un million d'habitants, El Mansoura est la capitale de la Mohafazat (division administrative) de Daqahliya. Elle est située à 3 heures au nord-ouest du Caire, entre les deux bras du Nil qui vont se jeter dans la Méditerranée un peu plus loin, au niveau des ports de Rashid (Rosette) et de Dumyat (Damiette).

A El Mansoura, j'habite dans un bien curieux hôtel. Il porte le nom d'une grande chaîne internationale, dont il semble dépendre, mais il n'en a pas exactement les standards. Sur El Mansoura aujourd'hui, comme sur Le Caire hier, un petit vent doux fait régner une atmosphère paisible. Mais sitôt dans le lobby de mon hôtel, on peut oublier le bon vent, d'ailleurs inhabituel pour la saison : la climatisation "moderne" y fait régner une atmosphère glaciale qui frise bien les 15°C. Une dizaine de colonnes disparates et massives, tantôt cylindriques et tantôt parallélépipédiques, aux volumes et motifs à chaque fois différents, soutiennent un plafond particulièrement bas pour cette région du monde. Dans l'ensemble, la seule harmonie qui se dégage est celle des canapés couleur miel avec le sol beige. Assise là, dans un pull rouge, j'ai l'impression de faire tâche au milieu d'un océan couleur terre. Derrière un synthétiseur Yamaha, un musicien tente de faire régner une atmosphère plus chaleureuse dans le hall. Il est accompagné d'un saxo et/ou d'une flûte. Lorsque les musiciens sont las de contempler l'immense salle aux trois-quarts vides, ils abandonnent leurs instruments pour quelques minutes, laissant au seul synthé le soin de passer en boucle des morceaux à la Clayderman, La Passione et autres pseudo-romantismes contemporains. Je me concentre sur mon clavier en rêvant de calme.

Hier soir, j'ai été gagnée d'indulgence en voyant l'annonce du "grand opening soon" sur ma table : j'ai compris pourquoi les 5 derniers étages étaient encore en travaux, oubliant du même coup les grosses traces de sauce sur la nappe du restaurant et les gros doigts noirs sur les murs de ma chambre. Aujourd'hui, en apprenant que l'hôtel fonctionne depuis déjà plus de 2 ans, j'ai compris que les égyptiens et moi n'avons pas la même conception du mot "soon". L'hôtel comprend 9 étages, et dans l'ascenseur, les boutons vont de 1 à 9. Assez incongrument, ma chambre 317 est située au 4e étage. Mais comme le rez-de-chaussée ne se trouve pas au 1er étage pour autant, je ne manque jamais d'hésiter (et de rigoler) lorsqu'il s'agit appuyer sur le bouton. Je me demande comment feront les habitants de la chambre 917 pour accéder à l'étage inexistant. Je me demande si, un jour, El Mansoura sera plus célèbre pour ses chambres fantômes que pour la capture de Saint Louis en 1250, lors de la 7e croisade. J'aimerais avoir la clé de cette chambre 917, pour pouvoir dormir sous les étoiles et respirer, toute la nuit, l'air chargé des premières senteurs salines de la Méditerranée. De là-bas, je ne me lasserais pas d'admirer la petite forêt de palmiers qui longe le Nil à cet endroit, surplombant fièrement un immense parterre d'arbustes de tout genre.

A l'heure de la prière, j'aime entendre la clameur monter de la ville. Je tends l'oreille pour distinguer les différents muezzins, puis je me laisse envahir par la mélodie d'ensemble. Hayya ila as-salâââât (Allons à la prière)... Assise sur mon petit blacon, je souris doucement au soleil couchant.

Mon chauffeur du jour, hilare de me voir photographier le "tuk tuk" ci-dessous, m'apprendra que El Mansoura est également le pays d'Anis Mansour, dont j'ignorais le nom et sur lequel je ne trouverai que peu d'occurrences sur Google, en dépit de ses 177 écrits, ses 200 traductions et sa collaboration actuelle à Al-Ahram, quotidien égyptien fondé en 1875.

Pour El Mansoura, sur 564 pages, le Lonely Planet a réservé cette phrase lapidaire:
"For the tourist, there is absolutely nothing to see or do in El Mansoura".

Je rigole. Je remercie tout de même le wi-fi et mes écouteurs, qui vont me permettre, tous les soirs, de voyager vers des contrées moins reculées.

lundi 4 juin 2007

Les parfums doux d'un printemps agité

Le printemps est par excellence la saison du renouveau. Depuis une décennie que j'observe les arbres de Paris perdre leurs feuilles puis bourgeonner quelques mois plus tard, j'ai fini par comprendre que c'est l'ensemble de la ville qui se fait une peau neuve pour l'occasion. Dans les rues, les T-shirts rétrécissent et les jupes raccourcissent. Par ci, par là, une épaule se dénude, des orteils apparaissent. Le printemps parisien est propice aux rencontres nouvelles : après plusieurs semaines d'enfermement, les corps ne ploient plus sous le poids des manteaux longs. Les regards se font plus audacieux, et l'atmosphère plus légère.

A Beyrouth, le printemps apporte également son lot de renouveau. Il s'annonce en faisant éclore les fleurs, et plus particulièrement les petits pétales blancs des premiers gardénias. Jusqu'à ce que je découvre Buena Vista Social Club, j'étais persuadée que le parfum envoûtant des gardénias était une spécificité libanaise. "Dos gardenias para ti" chantait Compay Segundo devant les colonnes de Baalbeck. "Con ellas quiero dicir, te quiero..." murmurent encore les amoureux de Beyrouth, tous les jours de printemps. L'habitude d'offrir des gardénias, voire d'en cultiver sur son balcon, est une tradition beyrouthine que l'on touche peut-être du doigt, à Paris, avec le muguet du 1er mai. A Beyrouth, le printemps est vécu comme 90 1er mai consécutifs.

Au printemps, du crépuscule au petit matin, un vent doux venant de la mer caresse les rues de Beyrouth. Il fait éclore les bourgeons et, aussitôt que la frénésie du jour est retombée, déverse dans toute la ville des milliers de senteurs sucrées. Fleurs d'orangers, gardénias et bien d'autres fleurs embaument subtilement les intersections, surprenant souvent le flâneur au détour d'une rue. Que de fois, marchant dans les rues mal éclairées de ma ville, ne me suis-je brusquement arrêtée, nez au vent et sens en éveil, pour respirer à plein poumons une odeur délicieuse.

Et depuis plus de deux ans (déjà), le printemps de Beyrouth est une expression consacrée, qui résume en 3 mots l'espoir de plus d'un million de libanais, pacifiquement réunis en une immense vague rouge au coeur de la ville. Dans ma tête, cette expression n'est pas dissociable de l'image de Samir (Kassir), dont le meurtre, le 2 juin 2005, n'a pas réussi à tuer ce sale espoir qui me pousse à revenir, en été 2007, habiter dans ma ville.

Mais depuis des années que les beyrouthins vivent avec des bruits de construction, les odeurs de la ville se font plus rares. En lieu et place des ficus qui bordaient les avenues de mon enfance, les nouveaux immeubles poussent avec force de palmiers qui ne projettent qu'une ombre filiforme sur les trottoirs, et font ressembler Beyrouth à une pâle copie de Dubaï-la-neuve. Depuis 16 ans, les jours se succèdent sans que ne cessent pour autant les bruits de chantier, devenus familiers sans cesser d'être assourdissants. Dans les très rares terrains vagues qui restent, on aperçoit parfois un coquelicot, trois marguerites ou une poignée de 7ommayda (citronnelle?). Et, les soirs de printemps, il faut pousser de plus en plus loin dans les ruelles pour trouver un néflier, un oranger ou une haie de rosiers plantés dans des pots en fer.

A Beyrouth, la semaine dernière, j'écoutais l'urbanisation galopante commencer à grignoter mon quartier, jusqu'ici préservé des spéculations immobilières. Les coups portés à l'immeuble du coin étaient sourds. Mon esprit avait du mal à assimiler que l'on démolisse volontairement, d'un côté de la rue, une structure parfaitement saine, tandis que l'on s'évertue, en face, à réparer les dégâts causés par le dernier attentat. J'avais surtout du mal à imaginer que, pendant ce même temps, les combats de Nahr-el-Bared se poursuivaient.

Le porche qui abritait mon uniforme d'écolière attendant l'autocar sera détruit dans les jours qui viennent. Et au printemps prochain, adieu cet arbre qui tissait au sol un tapis de fleurs à quatre pétales blancs et jaunes dont j'ai toujours ignoré le nom, mais que j'ai longtemps ramassées pour leur parfum délicat et leur texture soyeuse.

Mais dans un mois, j'habiterai Beyrouth. Sur mon balcon, au printemps 2008, fleuriront sûrement des gardénias. Et, pour leur tenir compagnie, il y aura un olivier.