jeudi 28 septembre 2006

Blue Beirut

Ce soir, j'ai écouté Thomas Fersen. Sa voix rauque et sa poésie musicale correspondaient bien à mon tempo, légèrement bluesique.
Ces derniers jours, comme d'habitude pourrais-je bientôt dire, j'ai parcouru les blogs que j'apprécie.
J'ai aussi parcouru des blogs que j'aime moins, et participé à un débat sur le retour du Mahdi. J'essaye encore de savoir si Ahmedinejad a vraiment prédit ce retour pour 2009.
Et je serais peut-être encore en train de me débattre entre une fatigue chronique et une nostalgie incompréhensible, si un mail de Beyrouth n'avait pas résumé, en quelques mots, ce qui me tourmente la conscience :
"Ici, tout le monde fait comme s'il n'y avait pas eu de guerre. Une chose a changé pour moi, je ne suis plus (...) les nouvelles".
De fait, je réalise que moi non plus, je ne suis plus les nouvelles. Je suis au courant du coup d'état en Thaïlande et des émeutes de Budapest. Je sais que les otages français sont de retour du Yémen. Sur un site de l'Université de Laval, je me passionne pour la genèse de la guerre au Kosovo, et le débat autour de sa potentielle / probable indépendance me fait réfléchir :
"(...) Dans ce cas, comment refuser aux Serbes et aux Croates de la Bosnie ce qu'on aurait accordé aux Albanais du Kosovo? (...) Sans parler des revendications des Albanais de la Macédoine, de la Hongrie sur la Voïvodine, de la Bulgarie et de la Grèce sur la Macédoine, de la Grèce sur l'Épire albanais, etc. La recomposition ethnique qui s'y annonce pourrait déboucher sur des décennies de combats, de massacres et d'épurations ethniques".
Par contre, je ne me tiens que vaguement au courant des polémiques entre Bucarest et Beyrouth. Je n'épluche plus les journaux arabophones, anglophones et francophones, les sites des partis politiques et les chroniques hebdomadaires du Moyen-Orient. Je vais au cinéma et au théâtre plutôt que de regarder Marcel Ghanem, et culpabilise de faire baisser l'audimat européen de la LBC et de la Future. Mais les nouvelles de Beyrouth me dégoûtent, et me paraissent toutes aussi futiles que cet article du Nahar, consacré aux animaux abandonnés par leurs propriétaires, que l'on songe enfin à rapatrier.
Sur BloggingBeirut, la dernière vidéo fait ressurgir des images que j'avais oubliées : l'ancienne place des Martyrs, les jupes de ma mère telles qu'elles sont fixées sur de vieux clichés des années 70, et le tarbouche de mon grand-père. La vidéo se termine sur un bus Fargo, un autocar comme j'en ai pris pendant des années pour aller à l'école, un bus plein de palestiniens qui traversait Aïn el Remmaneh le 13 avril 1975, alors que le projet même de mon existence n'était pas encore entamé... Ce bus, sur lequel des miliciens armés de kalachs (raccourci courant pour kalachnikov) ont tiré, allait officiellement marquer le début d'une guerre qui me verra naître, puis grandir, et qui finira un jour de mes 13 ans, sans que je n'en comprenne vraiment ni les tenants, ni les aboutissants, soit sans représenter pour moi autre chose que le théâtre de ma vie quotidienne : des pannes de courant, des changements successifs de domicile, et l'espoir secret de ne pas aller à l'école. Si j'ai eu quelques fois peur, ma mémoire d'adulte n'en garde pas le moindre souvenir. Je me souviens simplement du bruit de cette assiette qui m'avait échappé des mains, et qui s'était fracassée sur le sol dans l'indifférence générale : le son m'avait semblé apocalyptique, mais aucun adulte n'avait bronché. J'en avais gardé un sentiment d'étrangeté, comme un malaise inexpliqué. Normalement, il aurait dû se passer quelque chose. De ce rien, j'avais compris qu'il se passait autre chose de plus grave.
Lebanon Shot twice s'ouvre sur la carcasse du fameux bus, mitraillé en 1975, aujourd'hui abandonné dans un terrain vague. J'ai voulu replonger dans les images de cet album de photos, saisissantes prises de vues en noir et blanc de 1976, reprises plus de 20 ans plus tard, avec les mêmes protagonistes mais en couleurs. J'ai réalisé que ce livre avait fait un aller-retour Beyrouth-Paris-Beyrouth, et qu'il m'y attend désormais avec l'ensemble de ce qu'il me semblait inconcevable de confier à un déménageur. Coincée à Beyrouth au mois de juillet 2006, j'avais maintes fois ri de l'ironie de la situation.
Bluesique d'un soir, le miracle du Net me permet d'écouter un morceau de My Blue Beyrouth. Je souris doucement en pensant à ma ville... Et je rentre me coucher en fredonnant, avec l'image magique d'une artiste sans accompagnateur, chantant en solo dans un appartement parisien, devant un groupe de libanais hypnotisés :
"Hey my blue baie route
De ce chemin avec toi
Tes empreintes sur mes routes
Je suis partie pour d’autres villes
Tes rêves ancrés en moi"

dimanche 24 septembre 2006

No comments

Les statistiques de fréquentation de mon site se maintiennent à une moyenne honorable, mais quant aux commentaires, no comments... Ce blog me fait développer de nouvelles relations qui se transforment parfois en relations extra-bloggiennes, ce qui, par voie de conséquence, fait diminuer le nombre de commentaires et augmenter le nombre d'emails et de messages sur msn. Du coup, quand la fatigue l'emporte sur ma volonté de m'exprimer, quand mes notes restent à l'état embryonnaire ou quand les post-its s'accumulent autour de mon ordinateur, je suis tentée de laisser un commentaire anonyme sur mes popres posts, juste pour éviter de me prendre trop au sérieux.
Vendredi, j'ai bien entendu le discours du Sayyed, retransmis à 20h sur la LBC et la Future (19h à Paris). Le matin, j'avais également vu les images de ces milliers de chaises, alignées en rectangles blancs bien ordonnés, en plein milieu de Dahyé. Celle du Nahar m'avait marquée.
Les manifestations du Hezb sont habituellement impressionnantes, à la fois par leur masse et leur organisation. Prendre du recul et sourire à l'image de cette irakienne de Damas, venue apporter son soutien au Sayyed, n'y change rien : lors de ces occasions, on a toujours vu défiler des bus immatriculés en Syrie, sans que l'on puisse pour autant savoir si cette inflation du nombre de manifestants est significative (ou pas). Mais le débat importe peu, puisque le Hezb jouit d'une popularité qu'il serait vain de vouloir minimiser et qui, depuis juillet 2006, semble dépasser les frontières nationales. Cette internationalisation ne l'empêche ni d'être fondamentalement intégré dans le tissu libanais, ni d'avoir son destin étroitement lié au mien.
Des manifestations des uns aux manifestations des autres, qui peut dire l’angoisse face à l’étalage de force, le dégoût face à la stagnation ? Qui peut dire cette envie de partir, de tout abandonner, d’oublier jusqu’au nom de son pays, et de ne plus entendre parler du Moyen-Orient ? Et qui peut expliquer la coexistence simultanée du sentiment exactement inverse (et plus puissant?), le refus de quitter sa terre, sa maison, et l'acharnement à vouloir vivre avec toutes les autres communautés dans ce pays où, comme l’a si bien résumé le mail d'un copain :
"Mon horloge biologique (…) vibre au même rythme que le sol, et je suis en phase".
Quel émigré ignore donc ce déphasage avec sa terre d’accueil ?

Moi, j’adore ma ville-lumière, j’adore ses feuilles mortes, son urbanité et sa pierre, j’adore jusque le gris de ses toits et de son ciel. Je préfère certes les couloirs pour vélo, mais j'aime reconnaître, de temps en temps, l'odeur caractéristique du métro. J’aime le service public, mon courrier distribué deux fois par jour, les trains qui ne déraillent pas et l’électricité qui ne souffre d'aucune rupture. J’adore ma freebox et les cinémas parisiens. J’adore l’odeur des crêpes et les librairies qui pullulent. J'aime polémiquer sur les politiques futures de Sarkozy ou de Ségolène, et débattre de Béatrice Schonberg vs Mme Borloo. J'aime Le Monde, Libé, le Courrier International et la pléthore de journaux dans toutes les langues que l'on peut acheter en kiosque ou en Relais H. J'adore l'Académie Française, l'accent marseillais et le titi parisien. Et je défendrai jusqu'au bout le droit des hommes à vivre en frères libres et égaux, même si la réalité française s'est avérée plus nuancée que ce que m'ont appris, en classe de 4ème, les 17 articles de la déclaration de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789.

Mais quand mon autre pays traverse l’une de ces innombrables phases turbulentes dont il a le secret, je me sens en déphasage absolu avec mon ici-maintenant. J’envie l’indifférence de mes collègues et leur capacité à continuer "comme si de rien n’était". Je m’agite intérieurement, peste, et mon regard balance entre les fenêtres de Windows et celles de mon bureau. J'ai envie d'être européenne "de souche" autant que j’ai envie d’être ailleurs, c'est-à-dire d’être à Beyrouth.
Et lorsque je suis dans mon autre ville, je me surprends à rêver de celle-ci : je rêve d’un temps moins indolent et plus intense, d’une vie pleine et trépidante, de cette impression "d’avancer" que j’ai ici, et qui se mue si facilement en attente là-bas.
Qui peut donc dire ce perpétuel déchirement et ce balancement de toutes les secondes ?
Pour moi, le discours du Sayyed ne fait que générer une nouvelle attente, et la réponse de Marwan Hamadé, porte-parole de Joumblat, ne fait que reposer l'éternelle question : "Qu'est-ce qui va se passer maintenant ?".
A cette question, les libanais répondent, depuis longtemps (mais après d'âpres discussions), par un très philosophique : "On verra bien...". Et en attendant de voir, la vie continue, trépidante à Paris et stagnante à Beyrouth. Dans tout ça, moi, je n'entends presque plus les avions survoler ma ville.
Et pour les moments où je me sentirais nostalgique, je pense très sérieusement investir dans un masseur USB, en vente chez Surcouf pour la modique somme de 9,90€ . Rien qu'à la perspective, je ris, je ris...

mercredi 20 septembre 2006

Beirut-Lego

En partant de Beyrouth, le jeudi 10 août, je me souviens avoir été marquée par la sortie du port.
Indifférente au vent marin que j'adore habituellement, debout sur le pont de l'impressionnant Mistral (dénommé à juste titre BPC, Bateau de Projection - de force - et de Commandement), je ne pouvais détacher le regard du relief de ma ville. Aux soldats de la légion étrangère, qui regrettaient de ne pas avoir dépassé le port, je racontais l'histoire de la tour Rizk, du squelette de la tour des frères Murr et ennemis, de la tour pointue et inachevée du nouveau centre-ville et de la décharge du Normandy. Je leur expliquais l'étroitesse de la côte, la vallée derrière l'horizon et la végétation des montagnes de mon pays : je les aidais à distinguer, sous le gris du ciel, le pins parasols qui tracent une large ligne pointillée de troncs au sommet des montagnes. Je leur faisais miroiter les neiges éternelles de Qornet el Sawda (ie, la pointe noire, plus haute cime du Liban avec 3.088 m d'altitude), leur indiquant les cèdres du Nord à ma gauche et ceux du Barouk à ma droite.
En parlant, avec force de gestes et de moulinets faussement contenus, je me demandais s'ils percevaient le regret qui me surprenait dans ma propre voix. Je me demandais aussi ce que ces soldats-mercenaires, qui effacent leur passé le jour de leur entrée dans la Légion, pensaient de moi : après tout, il aurait suffit d'un ordre contraire pour que, au lieu d'être sous leur protection, je me sois retrouvée au bout de leurs fusils. Cette pensée ne m'a pas quittée un seul instant tant tout me paraissait absurde et fortuit. Entre deux explications, j'appellais Beyrouth, et suivait avec passion les pérégrinations de mes amis au supermarché.
Et parmi ces mille pensées qui m'assaillaient en voyant ma ville s'éloigner, j'ai remarqué les grues et les containers, multicolores et entassés sur les docks, qui faisaient ressembler le port désert à un immense tapis recouvert de petites briques de Lego. Beyrouth semblait attendre qu'une main enfantine ou qu'un Deus ex machina la (re)construise. Fascinée, j'avais demandé à une jeune fille, blonde et encore inconnue 1 heure auparavant, de prendre une photo. Je lui avais laissé mon Gmail sur un bout de papier, déchiré du carnet où je griffonnais sans arrêt.
Quasiment un mois après le départ, soit il y a quelques jours, je recevais les photos.
J'y distinguais la silhouette du démesuré Metropolitan à Sin-el-Fil (proche banlieue de Beyrouth, au nom déformé par les années, dérivé de Saint-Théophile), la montgolfière du centre-ville, le port du Saint-Georges en éternelle reconstruction, et surtout, les trous des obus de la guerre (d'avant) sur les murs de l'hôtel qui jouxte le Phoenicia.
Voilà des années que les grues ont envahi le ciel de ma ville et que, partout, de nouvelles constructions au prix exorbitant (3.500$/m² au Centre-Ville, superficie minimale de 200 m²) nous privent progressivement de ce plaisir beyrouthin à la fois simple et grandiose : celui de voir d'un côté la mer, et de l'autre la montagne.
Mais ce qui n'a pas manqué de me faire sourire, c'est cette incroyable et gigantesque photo de Haïfa, recouvrant de sa robe rouge le flanc entier d'un immeuble de 10 étages à Jal-el-Dib. Décidément only in Lebanon.
5 semaines après mon arrivée à Paris, 4 semaines après le cessez-le-feu, 1 semaine après la levée du blocus, et quelques jours avant le retrait des derniers soldats israéliens du Sud-Liban, je réalise avec joie que j'arrive enfin à me projeter dans l'avenir.

lundi 18 septembre 2006

Keep walking

Il y a deux semaines, dans mon hôtel de Banja Luka, je recevais l'excellente pub de Johnnie Walker, made in Beirut by Leo Burnett. Ravie, je m'étais empressée de la poster ici.
Ce soir, en surfant le web, j'ai appris que la pub était reprise dans le Time Out de Tel Aviv : je l'ai lu sur Free Cedar, libanais, bloggeur (précoce) depuis juin 2006 ; lui-même avait repris l'image de Lisa Goldman, israélienne, bloggeuse depuis 2004.
Pour bien l'attester, j'ai voulu le vérifier de mes propres yeux. Sur le site du Time Out, j'ai tourné les pages de droite à gauche, comme dans les journaux arabes. D'habitude, lorsque je tombe sur un site en hébreu, j'ai tendance à l'appréhender de gauche à droite, par automatisme. Toujours est-il que, à la page 12 du Time Out, on peut effectivement voir la pub de Johnnie Walker. Lisa Goldman traduit le texte : "Sakhten (bravo) for the optimism and a medal of honour to the creative team".

J'ignore pourquoi j'en garde un sentiment mitigé : je ne suis ni contente, ni indignée ; je ne suis pas non plus indifférente, puisque je prends la peine d'écrire ce post. Il me semble qu'en septembre 2006, je suis, à tort ou à raison, un peu plus sceptique quant aux intentions pacifistes de mes voisins israéliens. Si j'ai tort, j'aimerais que mes propose soient infirmés par autre chose que des paroles.
Sur le site officiel du Time Out, je constate qu'il n'est pas fait mention de celui de Beyrouth, avec une petite icône "new", alors qu'il a pourtant vu le jour peu de temps avant juillet 2006. Je suis vaguement furieuse, et continue mes recherches, espérant retrouver l'article sur 7aké Neswen. J'apprends que le Time Out a été fondé en 1968, à Londres. Puis, au hasard des pages, je tombe sur un échange de mails entre les rédacteurs en chef du Time Out à Beyrouth et à Tel Aviv, depuis publié jusque dans celui de Dubaï.
Je pense à mes amis du bout d'habit, et l'interdiction des sites .il dans les pays du Golfe me paraît tout à coup aussi absurde que celle de Skype et de Flickr.

samedi 16 septembre 2006

Vivement l'automne

Voici quelques jours que j'entretiens, involontairement, le deafening silence des blogs.
Il faut m'excuser, j'étais un peu occupée à vivre : me lever (toujours difficile), travailler (toujours intéressant), profiter de mes amis (toujours un plaisir), et manger (toujours tout court). Partout, j'accuse encore du retard : le réveil sonne parfois pendant plus d'une heure avant que je ne parvienne à ouvrir les yeux ; les 8 heures de travail quotidien me paraissent plus insuffisantes que jamais ; et je grimace en pensant que je n'ai même pas encore eu le temps de voir certain(e)s de mes plus proches.
De ma rue piétonne me parviennent les bruits les plus divers. J'aime tellement le bruit des villes que je ne peux pas envisager de me promener, comme beaucoup, avec des écouteurs dans les oreilles, fût-ce pour des trajets répétitifs. J'adore franchir ma porte, et être, instantanément, dans la rue. Ca paraît simple, mais ça m'a terriblement manqué à Washington, DC. Là-bas, les rues sont tellement démesurées qu'on se croirait au bord d'une autoroute, au seuil de son immeuble. Tout m'y était apparu gigantesque. Les distances, les portions alimentaires et les bâtiments ressemblaient à un immense rêve américain.
A Paris et à Beyrouth, il y a la "rue". A Abu Zabi et à DC, comme dans la plupart des villes nouvelles, la rue n'existe pas, et l'espace urbain n'est pas à échelle humaine. Il ne s'est pas construit lentement, à travers les siècles, pierre après pierre, demeure après demeure. Les rêves de milliers d'hommes, étalés sur des centaines d'années, ne sont pas inscrit dans les villes de verre ou de béton. Elles peuvent être très belles, écrasantes de grandeur, mais sous leur asphalte ne dorment pas des pavés historiques. Leurs habitants n'accaparent pas leurs rues pour manger, lire, ou, simplement, passer le temps. A Paris, comme à Beyrouth, la rue est bien plus qu'un moyen de relier deux points.
Depuis que j'ai posté les images de la maison d'en face, une angoisse sourde m'est revenue. L'année dernière, en apprenant qu'elle allait être démolie, je n'avais pas dormi pendant plusieurs jours. Puis j'avais tenté de "faire quelque chose". A vrai dire, n'importe quoi qui puisse soulager ma conscience, et me permettre de me dire que, au moins, "j'avais essayé". Je me suis rendue à la DGA (Direction Générale des Antiquités, qui dépend du Ministère de la Culture). J'ai ensuite été à l'APSAD (Association pour la Protection et la Sauvegarde des Anciennes Demeures). J'ai contacté et rencontré des architectes de renom. Partout, on n'a fait que sourire, l'air désolé, et on m'a gentiment rappelé les combats de l'après-guerre (d'avant), quand des quartiers entiers étaient démolis pour céder la place à des routes trop grandes ou à des parkings en plein air. J'ai eu l'impression de découvrir un très vieux débat. Un débat d'ailleurs tellement vieux que les journaux refusent désormais d'en parler. J'en ai discuté avec des amis à Beyrouth, à Paris, et à Bruxelles. Nous avons bâti des plans fous.
A l'emplacement de l'actuel appartement d'une amie, on m'a rappelé qu'il existait une vieille maison. Je ne m'en souvenais pas. Exactement comme je ne me souviens ni du Centre-Ville d'avant, ni de l'hôtel Normandy (d'où la décharge tire son nom), ni du Capitole, lieu de référence entendu et compris de toute la génération d'avant, mais que, moi, j'ai mis des années à comprendre : devant l'indignation que suscitait mon incapacité à localiser le Capitole (walaw!), je me suis longtemps sentie ignare ; j'ai désespérément fouillé le Centre-Ville à la recherche d'une coupole, d'un bâtiment imposant, d'une construction du siècle dernier dotée d'un dôme somptueux mais tombé en ruine, en bref, de n'importe quoi qui puisse mériter tout ce que le noble terme de Capitole évoquait en moi. Mais pas une fois, au cours de mes pérégrinations dans les rues neuves de ma ville, je n'aurais imaginé que mes parents et leurs amis se donnaient rendez-vous devant le cinéma Capitole, comme on se donne aujourd'hui rendez-vous place de l'Odéon à Paris, ou devant la librairie Al-Bourj à Beyrouth.
La guerre (d'avant), c'est aussi cette rupture des référents entre les générations.
Et savoir qu'en face de chez moi, sans guerre, un homme risque de détruire une partie de l'Histoire me rend malade. La maison date de 1902. Je n'arrive pas à imaginer des ouvriers la démolir en se moquant de mes états d'âme.
Sur ce blog, un commentaire m'a rappelé que je n'ai aucune photo de Chafica et de ses poules. Chafica, c’est une autre de ces nounous libanaises comme il n’y en a plus. Une femme pleine de dévouement, d’amour et d’autorité (sur les enfants), maîtresse de la cuisine et du jardin d'en face. De cette femme, qui pourrait être aussi vieille que la grande maison et qui boitait déjà il y a plusieurs années, je garde le souvenir d'une expression douce, et d'un immanquable "habbouba" (ie, petite chérie).
Avec la rentrée, à Abu Zabi, le week end a changé : jeudi-vendredi cède la place à vendredi-samedi. N'avoir que 3 jours sur 5 en commun avec le reste du monde représente un coût d'opportunité très important, m'expliquent mes amis. Qatar va bientôt suivre, et débat entre vendredi-samedi et samedi-dimanche. J'émets des doutes quant à la deuxième option. Mais aux dires des habitants du bout d'habit, dès qu'il s'agit d'argent, tout passe au deuxième plan, incluant sans doute Chafica et la grande maison d'en face.
Moi, je persiste à réfléchir à une alternative, et à vouloir négocier avec mon voisin absent. Au pire, je passerai pour un Don Quixote de plus.
Pourtant, je suis encore épuisée de ce long été 2006. Tous les jours, partout, de petits détails me rappellent qu'il n’est pas encore fini.
Demain, deux très bons amis se marient. Leur mariage était prévu de longue date, mais le marié habite à Beyrouth. Après des semaines d'indécision quant au maintien ou à l'annulation de la cérémonie, le 11 septembre 2006, le carton d'invitation était posté. C'est un carton pas compliqué, un carré beige de 15 x 15 cm, imprimé en noir et bordeaux, police type Vivaldi ou Lucida Calligraphy, taille 12, à l'exception des noms en taille 18. J'en appréciais la simplicité quand, tout en bas, et en plus petit, j'ai fait attention à cette mention :
"RSVP avant le 15 août 2006".
Le souvenir des sombres soirées de Gemmayzé m'est revenu en un instant. J'ai revu ces discussions quasi-quotidiennes entre potes, qui commençaient par "alors, ce mariage… ?" et qui finissaient invariablement par "je ne sais pas, on verra". A Beyrouth pourtant, les mariages étaient célébrés en quatrième vitesse, malgré tout, tant il était impensable aux amoureux d'être séparés par l'une de ces absurdes raisons qui, en période de guerre, peuvent se transformer en obstacles infranchissables. Il n'en demeure pas moins tout à fait surprenant, entre le bombardement d'une usine et d'un pont, d'apprendre le mariage d'un ami, d'un cousin ou du copain du voisin de table.
Cet été 2006 n’en finit décidément pas. Il n’en finit plus, malgré le retour des nuages et des premières gouttes parisiennes.
Hier, en marchant dans les rues de ma ville-lumière, les feuilles mortes commençaient à s’amonceler sur les bords du trottoir. Machinalement, je me suis mise à frôler les bâtiments pour entendre leur scritch-scratch sous mes pas. Puis j’ai réalisé que c’était bientôt l’automne, bientôt ce moment que j’avais tellement imaginé à travers dans les livres de mon enfance, mais que les rues de Beyrouth ne m’ont jamais donné : dans mon autre ville, on ne marche (de préférence) pas, et les (rares) arbres ne perdent jamais leurs feuilles au point de recouvrir le sol d’un crissant tapis brun-doré. A chaque automne, les feuilles qui se ramassent à la pelle font rejaillir tout le romantisme ringard de mon adolescence beyrouthine, où j’écoutais des chanteurs tellement dépassés qu’ils susciteraient le rire de mes amis français quelques années plus tard. D’Hervé Villard, Julio Iglésias et autres Barzotti, je garde encore la musique de Pierre Bachelet, et une vague nostalgie. Aujourd’hui, j’écoute plutôt Indochine, Noir Désir, et les Têtes Raides, dont j’aime à la fois le rythme et la réinvention de la poésie française. Mais à Beyrouth, depuis 20 ans, nous écoutons pratiquement les mêmes tubes des années 40 à 80, commençant par Douce France et finissant par Elle a fait un bébé toute seule. Là-bas, je fulmine, garde mes CD à portée de main et reproche aux radios locales leur médiocrité : je pense qu’on pourrait diffuser plus de musique en italien, en espagnol ou en hindi, en sus du français, de l’anglais et de l'arabe ; je réclame du Renaud, du Brel, et du Barbara ; et je me traite de pimbêche parisienne quand je métonne que la pub du Virgin mentionne la bande son du dernier Almodóvar. Mais je ne peux jamais m’empêcher d’éclater de rire quand j’entends la version française de I will survive, et je me demande si l’on remixe les chansons exprès, made for Lebanon, and only available in Lebanon !
Dans mon pays, les mélanges poussent à la créativité, comme le montrent les T-shirt à succès de [IN]Leb. Au cours de la révolution du Cèdre, mon côté hi-Tech m'avait poussée à acheter celui-ci : je l'avais fièrement exhibé dans les soirées beyrouthines.
Aujourd'hui, mon pays est à nouveau colonisé. Peut-être vivrons-nous mieux sous la domination franco-italo-hispano-turco-qatari-irlando-germano-indo-malaisiano-ghanéenne-et-il-s-en-rajoute-encore-tous-les-jours.
Je regrette cependant de n'avoir connu mon pays libre de toute domination étrangère que l’espace de 15 brefs mois.
Ce soir, je veux simplement dépasser tout ça, get on with my life, et tutti quanti. Toutes ces choses que savent faire certains peuples, comme les libanais ou comme les vietnamiens : refuser de se poser en perpétuelle victime, s’acharner à vouloir vivre envers et contre tout, sans oublier mais en oubliant de se plaindre.
Demain, à la mairie, mes amis se marient. Ils sont dans la même situation que moi, et se posent beaucoup de questions quant à leur avenir.
Je leur souhaite tout le meilleur.
Je leur souhaite l’automne, et avec lui, de nous retrouver dans notre autre pays.

lundi 11 septembre 2006

Du triste silence des blogs et de la maison d'en face

De retour dans mon petit chez moi parisien, j'ai pris le temps de faire le tour de quelques blogs de juillet 2006. Partout, c'est le silence.
Stroobia, Kerblog, Impressions, Yasmina-a-Harissa, Tabaris, Thoughts from Lebanon, Playground of mine, Batroumi, Tatarazi, La pétillante, Aboulvic, Lbster et bien d'autres sont muets.
Même les poètes, Poems from the war zone ou Ritta parmi les bombes, se sont tus.
Je connais les raisons de certains, mais tous les autres... ?
J'ai surfé entre Miami, Singapore, Stockholm, Londres, Paris et Beyrouth, tentant de retrouver le fil de ces bloggeurs qu'il était réconfortant de savoir là, quelque part sur la toile, s'exprimant simplement, comme moi, tantôt pour dire la même chose, tantôt pour dire le contraire, mais le plus souvent pour réclamer la paix.
Toutes ces voix qui me permettent de prendre le pouls de mon pays, tous ces gens avec qui j'ai parfois noué des liens, tous ces autres qui me restent inconnus mais dont je suis les pensées de loin, tous se sont tus, lentement, les uns après les autres.
Seul Blogging Beirut continue de narrer la vie libanaise au quotidien, toujours avec de saisissantes photos. J'y ai rigolé (presque avec nostalgie) de cette blague que je ne connaissais pas, et qui n'était pas citée parmi toutes celles que le Washington Post a reprises dans son édition du 15 août :
Q: Why did the Hamasneh go to Da7ieh?
A: Cos they heard enno honik Wel3aneh...
Les "Hamasneh" sont les habitants de Homs, en Syrie, et l'équivalent des Belges pour les libanais. S'ils se rendaient donc à Dahyé, c'est parce qu'ils avaient appris que l'ambiance y était des plus "chaudes"...
La photo du jour me replonge au coeur de l'été 2005, quand j'ai entrepris le même trajet que finkployd jusqu'à Naqoura (pointe à l'extrême Sud du Liban), et quand les soldats de l'ONU et les gars du Hezb nous ont expliqué que non, nous ne pouvions pas pousser au-delà du tournant pour "voir" la côte israélienne. Nous nous étions donc contentés de prendre beaucoup de photos. La mer et le ciel étaient alors d'un bleu intense, et le calme absolu.
Nous étions ensuite remontés vers Bent Jbeil, jusqu'à la tombe d'un saint prophète, cité dans la Bible ET dans le Coran, disputé des siècles après sa mort par Israël ET par le Liban, et qui se retrouve aujourd'hui divisé, un pied ici et l'autre là, coupé en deux par les fils barbelés de la frontière. Il était gardé par un étrange tryptique : à quelques mètres les uns des autres, des soldats de Tsahal dans un bunker (drapeau israélien), des soldats de la FINUL (drapeau onusien) et des combattants du Hezb (drapeau du parti et drapeau palestinien) ; à l'époque, pas un seul drapeau libanais... Nous avions attiré l'attention du soldat israélien de garde, qui avait tenté d'engager la conversation. Les casques bleus se sont agités en nous scrutant de leurs jumelles. Les gars du Hezb semblaient totalement indifférents à notre présence, mais ils nous gardaient sans doute à l'oeil. Voici la fameuse tombe.
Sur la LBC Europe, j'ai appris que Tony Blair sera à Beyrouth demain matin, après avoir rendu visite à Olmert et à Abbas. Aux yeux de nombreux manifestants palestiniens, il n'était pas le bienvenu. Il ne le sera pas non plus au Liban, où l'on a appelé à un sit-in dans l'enceinte même du périmètre prévu pour sa sécurité. Nisrine Silmi de Ramallah a dit que sa visite de démissionnaire ne changeait pas grand chose. Amale Shehade commentait l'avenir d'Olmert à partir de Tel Aviv. Siniora a fait un aller-retour express en Arabie, y rencontrant les trois principales personnalités du royaume. Je ne sais pas quelles tractations politiques se cachent derrière tout ça, mais j'étais ravie d'entendre à nouveau, après deux semaines d'absence, les accents de tous ces différents coins de ma région.
De Beyrouth, les nouvelles sont sans nouvelles : certains vont bien, d'autres semblent émerger d'un long cauchemar, d'autres encore sont assez téméraires pour se baigner dans une mer mazoutée ; les plages ont ré-ouvert leurs portes ; on me dit que la vie nocturne a repris, alors qu'elle n'a jamais vraiment cessé ; le centre-ville, qui appartient essentiellement aux touristes, est toujours aussi moribond ; la banlieue toujours aussi dévastée. Tous ceux qui travailent sont d'accord avec Jihad Azour, Ministre de l'Economie, pour dire que les 1,5 milliards de dollars que nous avons reçus ne compenseront pas même le dizième de nos pertes.
Moi, je me sens un peu dépassée par les événements. Quand on me demande "Tu rentres quand ?", je réponds "Où ?", avant de m'entendre rétorquer, comme une évidence, "A Beyrouth !". J'oublie que je devais quitter Paris, et que je quitterai Paris "comme prévu" en majuscule, en italique ou entre guillemets. Le Mondial me semble remonter à deux ans plutôt que deux mois, et j'attaque la rentrée de septembre avec une grande lassitude. Je suis constamment tiraillée entre mon intérêt pour un boulot tout neuf, et l'envie folle d'être en vacances et de m'oublier sur le sable chaud de Jiyé. Je suis en apnée quotidienne. Je reprends mon souffle en écrivant, dès que possible, partout, et parfois de façon tout à fait déraisonnable, jusqu'à l'épuisement.
Pour finir, voici les quelques vues promises de ma rue et des deux magnifiques maisons d'en face, celles-là qui seront bientôt démolies. Que de fois n'ai-je eu envie de me rendre à Londres pour faire fléchir le propriétaire, qui se pose assez paradoxalement en grand amateur du patrimoine libanais, après avoir oeuvré pour restaurer la magnanerie de Bsous ? Il y a deux mois, quand la vieille dame d'en face me présentait ses condoléances, je n'ai eu qu'une seule pensée : "C'est donc vous qui allez démolir votre propre maison ?". Je n'ai pas eu le courage de lui poser la question à voix haute.
Ma rue s'étale en pente douce, sur une centaine de mètres. La moitié est occupée par la grande maison d'en face, l'immeuble attenant et les jardins de part et d'autre. Sur l'autre moitié de la rue, 3 autres toits rouges. Le tout forme un ensemble architectural assez harmonieux, dont je crains l'effondrement progressif après la disparition de son plus grand et plus bel élément. De notre balcon, nous distinguons encore un minuscule morceau de mer (cette tâche de bleu légèrement plus sombre, à droite).Au bout de la rue, aux angles opposés, et comme on peut le voir sur Google Earth, il y a 2 autres toits rouges.
Voici l'entrée de la maison d'en face...
... le jardin d'une part...
... et la petite jungle de l'autre...
Voici une vue d'ensemble de la vieille maison et du vieil l'immeuble qui la jouxte. Dans le fond, on distingue une autre vieille maison.
Voici un détail de ces balcons que j'aime tant, et que j'ai eu la chance d'admirer pendant des années, quasiment tous les jours de ma vie. J'aimerais, un jour, pouvoir en posséder un. Coût approximatif : 250.000$, hors travaux.Sur ce détail, en bas à droite, on peut voir un drapeau libanais, planté dans un pot.
Sur cet autre détail, la fenêtre d'en face reflète le toit rouge de la grande maison. En rédigeant ce blog depuis ma salle à manger, je l'ai observée jusqu'à mon départ, tous les soirs des mois de juillet et d'août. Une vieille lampe, suspendue au plafond, l'éclairait. A l'aube, le ciel rosé en faisait pâlir la lumière. Les oiseaux se remettaient à chanter, et je rentrais me coucher. Et tandis que, au bruit des bombardements israéliens, je me déchirais pour mon pays, tous les soirs, j'avais également mal pour la fenêtre et les balcons d'en face...

samedi 9 septembre 2006

Faleminderit

From Budapest airport.
Faleminderit signifie merci en albanais. Pendant la semaine que j'ai passée au Kosovo, je me suis sans cesse étonnée que ce mot, d'usage si courant, soit si long. Dans la majorité des langues que je connais, on se contente généralement de 2 syllabes : mer-ci, thank-you, chouk-ran, gra-zie, gra-cias, dan-ke, et récemment, hva-la. Ailleurs, on peut donc remercier du bout des lèvres, sans même regarder. A Prishtinë, les 5 syllabes de
fa-le-min-de-rit vous obligent à prendre le temps, et à sourire. Freelang me propose une traduction de "merci" dans toutes langues du monde. Je suis ravie : dorénavant, je pourrai mieux préparer mes voyages.
L'inventivité des cafés, des bars et des restaurants de Prishtinë m'a fait penser à celle de Beyrouth. Hier soir, je suis retournée savourer un dernier capuccino au Stripdepo, après m'être assurée qu'il s'agit bien d'un café fréquenté par les kosovars. J'adore avoir de petites habitudes, et plonger dans des ambiances authentiques. J'ai beaucoup rigolé en lisant Calvin & Hobbes.
Avant-hier, nous avons migré de l'hôtel Iliria vers le plus récent Begolli,
situé dans un quartier plus populaire, et dont la pancarte en néon indique trois étoiles et un plus. Ce matin, j'ai fait un dernier tour de la ville, prenant de nombreuses photos, surtout au marché, véritable souk en plein air. En rentrant, un vieil homme à la peau tannée et ridée, embrassait tendrement sa petite-fille, toute blonde, assise sur ses genoux. Je me suis arrêtée. Ma fascination et mon gros Canon a interrompu leur manège. Je me suis éloignée sans oser prendre de photo.
Mais dans toute cette diversité culturelle, dans laquelle il me plaît de baigner, il y a une chose à laquelle je ne me suis pas encore faite : le passage en douceur du système décimal au système duodécimal. Toute jeune écolière, je garde un souvenir vivace de 1984 et de cette classe de 10e, commencée dans mon école, et finie dans les salles de réunion d'un complexe balnéaire où nous nous étions réfugiés, au nord de Beyrouth. Là, je m'étais retrouvée avec d'autres élèves, d'autres professeurs, et des maths qui ressemblaient plus à du charabia qu'à ce que je connaissais. Au bout de quelques jours, une femme, de toute évidence agacée, me demande brutalement : "Mais enfin... ! Tu ne sais pas compter en base 3 ?". J'ai dû fouiller dans ma mémoire pour retrouver le mot "base", mais ma sensation du moment, mélange de peur et d'incompréhension, est restée là. Non, je ne connaissais pas la base 3, je ne connaissais que la base 10, et j'ignorais encore ce qu'étaient les bases de numération arithmétiques. Aujourd'hui, je connais mieux les différences entre les systèmes français et anglais. A Londres, les premiers comptables anglais comptaient 12 phalanges, au moyen du pouce de la même main. A Paris, les premiers comptables comptaient 5 doigts, au moyen de l'index de la deuxième main. Depuis, la date d'invention de ces premiers gestes s'est perdue dans la nuit des temps, mais à chaque fois que je passe d'un système à l'autre, mon cerveau hésite systématiquement à égaliser TRImestre avec QUARTer, soit trois mois avec un quart d'année.
Ce matin, un peu comme une revanche, j'ai envoyé à la même adresse deux cartes postales plutôt qu'une : le blocus aérien et maritime sur mon pays est enfin levé. Sur BBC, j'ai vu un avion de la MEA se poser à Beyrouth, avec un drapeau libanais brandi par le hublot. J'étais à la fois heureuse, et étonnée de savoir que, sur un avion de ligne, le pilote pouvait ouvrir sa fenêtre.
Le jour même, Le Monde (07/09/06) publiait cette phrase de John Le Carré, auteur dont je sais peu de chose hormis le fait que je vois ses livres dans nombre d'aéroports.
"Quand vous tuez cent civils innocents et un terroriste, est-ce que vous gagnez ou perdez la guerre contre le terrorisme ?"
Wikipédia m'apprend qu'il est l'auteur de The constant gardener, adapté dans un film beau et terrible, que j'ai vu avant de partir en Ouganda, il y a (déjà) 4 mois.

mardi 5 septembre 2006

From Prishtinë

Pour faire plaisir aux Kosovars, il ne faut pas prononcer Kosovo, mais Kosova. La Priština serbe s'écrit désormais Prishtinë en albanais. Dans les deux cas, la prononciation ne change pas : Prishtina. En France, on dirait plutôt : Pristine.
Ici, ce sont les églises qui ont été rasées, et la reconstruction de l'église orthodoxe qui a posé problème : sa carcasse en brique et ses dômes inachevés sont abandonnés au cœur de la ville, au milieu d'un terrain envahi par les herbes ; à quelques mètres, se dresse la bibliothèque universitaire, petit cauchemar esthétique qui ne me donne aucune envie de lire.
Ici, à défaut de voiles, les mosquées et les décolletés pullulent. On vend des drapeaux américains plutôt que de les brûler. A l'entrée de la ville, la Bil Klinton avenue rejoint Tirana road, puis Nëna Terezë boulevard (ie, mère Teresa, ou encore, Agnes Gonxha Bojaxhiu, albanaise née à Skopje). Aujourd'hui, un kosovar d'une quarantaine d'année a pourtant déploré, devant moi, l'émergence de jeunes barbus. Moi, je n'en ai pas vu un seul.
Encore plus qu'en Republika Srpska, où le drapeau serbe remplace le bosniaque, les kosovars n'exhibent que le drapeau albanais, rouge, frappé d'un aigle noir bicéphale.
Voici le drapeau serbe : assez curieusement, on y retrouve aussi un aigle bicéphale, mais blanc, et coiffé d'un diadème.
Ici, les moins de 20 ans ne parlent plus un mot de serbe. A partir de la rentrée, ils apprendront l'anglais en même temps que l'albanais, même si le serbe reste aussi une des langues officielles. Mais si je me retiens de dire "voda" pour demander de l'eau, et "hvala" pour remercier, j'utilise encore le mot "çorbë" avec beaucoup de satisfaction (ie, soupe, tchorba serbe ou chorba libanaise).
L'euro est la monnaie officielle. L'UNMIK (
United Nations Interim Administration Mission in Kosovo) semble faire un excellent travail de construction administrative. Je me demande si, avec tout ça, et après l'indépendance du Monténégro, il y en a qui pensent encore que le Kosovo restera une province serbe. Sur les murs de la ville, un peu partout, on peut lire :
"JO NEGOCIATA! VETË VENDOSJE!".
Nul besoin d'être expert en albanais pour comprendre. Je me suis toutefois assurée que "jo" (yo) signifie bien "non".
Ici, les gens sont comme là-bas : ils utilisent souvent des expressions comme avant la guerre ou après la guerre. En entretien, je tombe parfois sur des commentaires assez étonnants, du type : "Je travaille ici depuis 7 ans. Avant la guerre, j'avais une petite entreprise. Après la guerre, j'ai reconstruit ma maison qui avait brûlé. Ensuite, j'ai cherché un emploi". Ou encore : "Je travaille là depuis 3 ans, après avoir travaillé pour diverses ONG. Je préfère ne pas parler d'avant la guerre".
Il y a aussi d'autres phrases surprenantes, comme : "Nos activités visent également les minorités du Kosovo, comme les Serbes, les Roms, les Ashkaelis, les Goranis, ou les Musulmans". J’ai cru comprendre que Musulmans fait référence aux Egyptiens.
Moi, j'avais bien aimé la tranquillité de Banja Luka, le Bcharré bosniaque. Bcharré, bastion des plus purs maronites du Liban, ne s'explique pas : ses habitants l'ont dans le sang, les autres se moquent un peu de leur folie et la craignent à la fois ; wikipédia m'apprend que le village est candidat aux J.O. d'hiver de 2018.
Mais enfin, si j'ai quitté avec regret la délicieuse odeur de linge propre de ma chambre à l'hôtel Firenza, je me retrouve dans un Iliria un peu décrépi, dont la désuétude culmine dans le gazon vert qui tapisse les parois de l'ascenseur, et qui me fait systématiquement rigoler.
Prishtinë n'a rien à voir avec Banja Luka. Beaucoup plus avec Tripoli (Liban), en plus dégradé, moins peuplé, et sans les vieux souks. Une ville plutôt laide de prime abord, en dépit de ses toits rouges, avec quelques immeubles dans le pur esprit soviétique, et beaucoup d'autres constructions plus récentes et totalement anarchiques, ne relevant d'aucun style architectural particulier, parfois en verre, mais le plus souvent en brique. Des constructions du XXIe siècle, comme on en voit par milliers au Liban, et qui ne ressemblent à rien.
Pourtant, la nuit, dans les nouveaux restaurants des vieilles rues de Prishtinë, on pourrait se croire à Beyrouth : certaines routes sont défoncées, d'autres pas ; certains trottoirs sont envahis par les voitures, et d'autres pas ; certains lieux sont ultra branchés, et d'autres totalement ringards. Je me demande si les relations entre passants obéissent aussi à des règles sociales implicites que le touriste de passage, comme moi, ne peut pas soupçonner.
J'ai parfois l'impression d'être dans le Beyrouth des années 75-80, celui-là que je ne reconnais jamais dans les films ou les vieilles photos. Dans les magasins d'ici, ces mini-market un peu sombres où l'on pourrait douter de la propreté et de la fraîcheur des produits, ancêtres à la fois du supermarché et de "l'arabe du coin", j'ai retrouvé la même odeur qu'à Beyrouth. Une odeur, c'est très difficile à décrire : un mélange de savon et de chocolat, de fruits et de Babol Gum, d’humidité, d'épices et de centaines d'autres articles odorants les plus divers, entassés dans un maximum de 30 m². Cette saturation olfactive me transporte à travers le temps et l’espace dans les magasins de mon enfance, ceux-là mêmes qui, à Gemmayzé, cèdent progressivement la place à des restaurants comme Gauche caviar. A Beyrouth, l'odeur de ces échoppes se fait de plus en plus rare depuis l'ouverture des Spinneys, Monoprix et autres Casino, tous lumineux, ultra-spacieux et bien ordonnés. Mais de ces échoppes-capharnaüm, je garde un souvenir si précis, que je suis troublée de le retrouver par inadvertance, ici. Je suis troublée de comprendre de façon si intime ce qu'un monde "à deux vitesses" signifie.
Entre le sit-in de mes députés au Parlement de la place de l'Etoile, et le débat des représentants de mon autre pays au sujet de la rentrée Ambition ou Réussite, j'ai retenu que le Colonel Samir Shehade, chef des services de renseignement des FSI (Forces de Sécurité Interne, au Liban) a été blessé dans un attentat à la voiture piégée à Rmaileh, près de Saïda (Sidon).
Il participe à l'enquête sur le meurtre de Hariri. Le prochain rapport de Serge Brammertz est prévu pour le 15 septembre. Dans mon pays, les événements s'additionnent sans jamais s'annuler. Chercher à démêler l'écheveau des responsabilités y est toujours un exercice complexe et périlleux.
Je suis assise dans un café, le Stripdepo : wi-fi gratuit, illy à volonté, style Art Déco, grands fauteuils, et tables qui feraient pâlir de jalousie les revendeurs des puces de St Ouen ; Corto Maltese, l'air insolent et nonchalant, me fixe depuis le mur ; et sur les étagères, on peut trouver, en libre service, Alan Moore en anglais, Largo Winch en français, et Alan Ford, Dylan Dog et Martin Mystère imprimés avant la guerre, tantôt à Zagreb, tantôt à Split et tantôt à Podgorica. A ma gauche, un jeune kosovar avec un beau Google sur son T-shirt, vient de s'exprimer. Il a dit, en anglais : "Terrorism sucks".
En face de moi, une blonde en T-shirt noir raconte :
"I was caught in Beirut this summer".
Je tends l'oreille. J'aimerais oublier, mais où que je sois, Beyrouth me rattrape. Elle ne me quitte plus jamais.
Demain, je pars pour Mitrovicë, ville située dans l'enclave serbe, au nord du Kosovo, et qui avait connu "un regain de tension communautaire" en 2004. Je vais franchir la rivière pour attester des activités serbes de mon client kosovar. Nous aurons une voiture de l'UNHCR. Il y a peu, ce trajet aurait été impossible.

vendredi 1 septembre 2006

From Zagreb

Apres deux journees de travail intensif, nous sommes arrives a Zagreb aux alentours de 18h.
A l'hotel, pas de wi-fi gratuit cette fois.
J'ai reussi in extremis a trouver un cafe Internet, qui fermera ses portes dans 10 minutes.
Comme au moment des nuits noires a Beyrouth, mon temps est donc limite, et d'autant plus que, ce soir, je tape sur un clavier croate. Au lieu de mon classique AZERTY, j'ai un QWERTZ sans accents, mais avec des touches supplementaires comme š đ č ć ž ß Ł et des signes dont j'ignore l'utilite, comme ˛¸ ˘˙.
J'insiste toutefois pour ecrire un petit post.
Ce soir, et comme d'habitude lorsque je suis en voyage, je voulais envoyer une carte postale a cette Grande Maison, qu'il me manque de ne pouvoir visiter en moment.
Comme d'habitude, j'ai longuement hesite, cherchant la plus belle, avec une seule image qui puisse refleter l'ame de la ville (et non pas, par facilite, une superposition de plusieurs minuscules images sur un format 10x15 qu'il faudra scruter en plissant les yeux).
Comme d'habitude, il faudrait qu'elle soit postee de la ville qu'elle represente : jamais d'ailleurs, jamais de l'aeroport, jamais d'un autre pays.
Comme d'habitude, lorsque l'agent de poste ne saura pas situer "Lebanon", je lui dirai "next to Israel".
En voyage professionnel ou personnel, seule ou accompagnee, le meme rituel se repete, depuis que j'en ai fait la promesse. Qu'il pleuve, qu'il vente ou que nous soyons en retard, je m'entete vouloir a envoyer ces cartes postales, en simple gage d'amitie. Je me plais a imaginer l'itineraire que suivra la carte : je la suis en pensee, dans ses peregrinations aeriennes, terrestres et maritimes. Je me demande si elle rivalise avec celles qui l'ont precedees. J'imagine l'effet qu'elle fera a l'arrivee. Je souris en pensant a mes amis.
Ainsi, depuis quelques annees, des cartes ont ete minutieusement choisies, a Ispahan, a Stonehenge, a Cadaques ou a Kampala. D'aucuns peuvent temoigner des sueurs froides qu'elles ont causees.
Ce soir, apres avoir choisi une magnifique carte dotee d'une vue surplombante sur les toits rouges de Zagreb, j'ai feuillete le Lonely Planet, a la recherche d'une poste qui serait ouverte tard dans la nuit.
Puis un eclair m'a traverse l'esprit.
Le blocus israelien m'est revenu a la memoire, avec le meme effet de surprise qu'un bug sur un ecran Windows.
Je m'en suis voulue qu'il suffise de deux jours d'un boulot particulierement interessant, loin de mon environnement naturel, pour que j'en arrive presque a oublier.
Je m'en suis voulue quelques secondes.
Puis j'ai trouve la solution.
Ce soir, j'ecrirai la carte, malgre tout.
Demain, avant de me rendre a l'aeroport pour le vol de 10h25, j'irai a la Poste. Je demanderai un timbre. For Lebanon. Lebanon, Middle East, near Israel.
Demain, je collerai le timbre sur la carte que j'ai choisie, et je ferai une requete pour le moins inhabituelle a l'agent de poste : je lui demanderai d'obliterer le timbre et de me rendre la carte.
Demain, j'emporterai la carte avec moi a Budapest, a Paris, et puis, des que possible, a Beyrouth.
Demain, je joue au facteur.